DESIDERIO DESIDERAVI
![]() |
LETTRE APOSTOLIQUE
DESIDERIO DESIDERAVI
DU SAINT-PĂRE
FRANĂOIS
AUX ĂVĂQUES, PRĂTRES ET DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRĂES
ET AUX FIDĂLES LAĂCS
SUR LA FORMATION LITURGIQUE
DU PEUPLE DE DIEU
Desiderio desideravi
hoc Pascha manducare vobiscum,
antequam patiar. (Lc 22,15)
1. TrĂšs chers frĂšres et sĆurs,
par cette lettre, je dĂ©sire vous rejoindre tous – aprĂšs avoir dĂ©jĂ Ă©crit uniquement aux Ă©vĂȘques aprĂšs la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous Ă©cris pour partager avec vous quelques rĂ©flexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de lâĂglise. Le sujet est vaste et mĂ©rite dâĂȘtre examinĂ© attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je nâai pas lâintention de traiter la question de maniĂšre exhaustive. Je souhaite plutĂŽt offrir quelques pistes de rĂ©flexion qui puissent aider Ă la contemplation de la beautĂ© et de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne.
2. « Jâai dĂ©sirĂ© dâun grand dĂ©sir manger cette PĂąque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de JĂ©sus par lesquelles sâouvre le rĂ©cit de la DerniĂšre CĂšne sont la fissure par laquelle nous est donnĂ©e la surprenante possibilitĂ© de percevoir la profondeur de lâamour des Personnes de la Sainte TrinitĂ© pour nous.
3. Pierre et Jean avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s pour faire les prĂ©paratifs nĂ©cessaires pour manger la PĂąque, mais, Ă y regarder de plus prĂšs, toute la crĂ©ation, toute lâhistoire â qui allait finalement se rĂ©vĂ©ler comme lâhistoire du salut â est une grande prĂ©paration Ă ce repas. Pierre et les autres se tiennent Ă cette table, inconscients et pourtant nĂ©cessaires : tout don, pour ĂȘtre tel, doit avoir quelquâun disposĂ© Ă le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre lâimmensitĂ© du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. NĂ©anmoins, par la misĂ©ricorde du Seigneur, le don est confiĂ© aux apĂŽtres afin quâil soit apportĂ© Ă tout homme et Ă toute femme.
4. Personne nâavait gagnĂ© sa place Ă ce repas. Tout le monde a Ă©tĂ© invitĂ©. Ou plutĂŽt : tous ont Ă©tĂ© attirĂ©s par le dĂ©sir ardent que JĂ©sus avait de manger cette PĂąque avec eux : Il sait quâil est lâAgneau de ce repas de PĂąque, il sait quâil est la PĂąque. Câest la nouveautĂ© absolue de ce repas, la seule vraie nouveautĂ© de lâhistoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la DerniĂšre CĂšne ». Cependant, son dĂ©sir infini de rĂ©tablir cette communion avec nous, qui Ă©tait et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) nâaura pas mangĂ© son Corps et bu son Sang : câest pourquoi ce mĂȘme repas sera rendu prĂ©sent, jusquâĂ son retour, dans la cĂ©lĂ©bration de lâEucharistie.
5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invitĂ©s au repas des noces de lâAgneau (Ap 19, 9). Pour ĂȘtre admis au festin, il suffit de porter lâhabit de noces de la foi, qui vient de lâĂ©coute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : lâĂglise taille ce vĂȘtement sur mesure, avec la blancheur dâun tissu lavĂ© dans le Sang de lâAgneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce quâun seul instant de repos, sachant que tous nâont pas encore reçu lâinvitation Ă ce repas, ou que dâautres lâont oubliĂ©e ou se sont perdus en chemin dans les mĂ©andres de la vie humaine. Câest ce dont je parlais lorsque je disais : « jâimagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclĂ©siale devienne un canal adĂ©quat pour lâĂ©vangĂ©lisation du monde actuel, plus que pour lâauto-prĂ©servation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent sâasseoir au repas du sacrifice de lâAgneau et vivre de Lui.
6. Avant notre rĂ©ponse Ă son invitation â bien avant ! â il y a son dĂ©sir pour nous, Nous nâen sommes peut-ĂȘtre mĂȘme pas conscients, mais chaque fois que nous allons Ă la Messe, la raison premiĂšre est que nous sommes attirĂ©s par son dĂ©sir pour nous. De notre cĂŽtĂ©, la rĂ©ponse possible â qui est aussi lâascĂšse la plus exigeante â est, comme toujours, celle de nous abandonner Ă son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute rĂ©ception de la communion au Corps et au Sang du Christ a dĂ©jĂ Ă©tĂ© voulue par Lui lors de la DerniĂšre CĂšne.
7. Le contenu du Pain rompu est la croix de JĂ©sus, son sacrifice dâobĂ©issance par amour pour le PĂšre. Si nous nâavions pas eu la derniĂšre CĂšne, câest-Ă -dire si nous nâavions pas eu lâanticipation rituelle de sa mort, nous nâaurions jamais pu saisir comment lâexĂ©cution de sa condamnation Ă mort a pu ĂȘtre lâacte dâun culte parfait, agrĂ©able au PĂšre, le seul vĂ©ritable acte de culte. Quelques heures seulement aprĂšs la CĂšne, les ApĂŽtres auraient pu voir dans la croix de JĂ©sus, sâils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour JĂ©sus de dire : « corps offert », « sang versĂ© ». Câest de cela que nous faisons mĂ©moire dans chaque Eucharistie. Lorsque le RessuscitĂ© revient dâentre les morts pour rompre le pain pour les disciples dâEmmaĂŒs, et pour ses disciples qui Ă©taient retournĂ©s pĂȘcher des poissons et non des hommes sur la mer de GalilĂ©e, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guĂ©rit de lâaveuglement infligĂ© par lâhorreur de la croix, et les rend capables de « voir » le RessuscitĂ©, de croire en la RĂ©surrection.
8. Si nous Ă©tions arrivĂ©es dâune maniĂšre ou dâune autre Ă JĂ©rusalem aprĂšs la PentecĂŽte et que nous avions ressenti le dĂ©sir non seulement dâavoir des informations sur JĂ©sus de Nazareth, mais plutĂŽt le dĂ©sir de pouvoir encore le rencontrer, nous nâaurions eu dâautre possibilitĂ© que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous nâaurions pas dâautre possibilitĂ© de vraie rencontre avec Lui que celle de la communautĂ© qui cĂ©lĂšbre. Câest pourquoi lâĂglise a toujours protĂ©gĂ© comme son trĂ©sor le plus prĂ©cieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mĂ©moire de moi ».
9. DĂšs le dĂ©but, lâĂglise Ă©tait consciente quâil ne sâagissait pas dâune reprĂ©sentation, aussi sacrĂ©e soit-elle, de la CĂšne du Seigneur. Cela nâaurait eu aucun sens, et personne nâaurait pu penser à « mettre en scĂšne » â surtout devant les yeux de Marie, la MĂšre du Seigneur â ce moment le plus Ă©levĂ© de la vie du MaĂźtre. DĂšs le dĂ©but, lâĂglise avait compris, Ă©clairĂ©e par lâEsprit Saint, que ce qui Ă©tait visible en JĂ©sus, ce qui pouvait ĂȘtre vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractĂšre concret du Verbe incarnĂ©, tout de Lui Ă©tait passĂ© dans la cĂ©lĂ©bration des sacrements. [1]
10. Câest lĂ que rĂ©side toute la puissante beautĂ© de la liturgie. Si la RĂ©surrection Ă©tait pour nous un concept, une idĂ©e, une pensĂ©e ; si le RessuscitĂ© Ă©tait pour nous le souvenir du souvenir dâautres personnes, mĂȘme si elles faisaient autoritĂ©, comme par exemple les ApĂŽtres ; sâil ne nous Ă©tait pas donnĂ© aussi la possibilitĂ© dâune vraie rencontre avec Lui, ce serait comme dĂ©clarer Ă©puisĂ©e la nouveautĂ© du Verbe fait chair. Au contraire, lâIncarnation, en plus dâĂȘtre le seul Ă©vĂ©nement toujours nouveau lâhistoire connaisse, est aussi la mĂ©thode mĂȘme que la Sainte TrinitĂ© a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrĂ©tienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle nâexiste pas.
11. La liturgie nous garantit la possibilitĂ© dâune telle rencontre. Un vague souvenir de la DerniĂšre CĂšne ne nous servirait Ă rien. Nous avons besoin dâĂȘtre prĂ©sents Ă ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans lâEucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur JĂ©sus et dâĂȘtre atteints par la puissance de son MystĂšre Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de JĂ©sus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient Ă travers la cĂ©lĂ©bration des sacrements. Je suis NicodĂšme et la Samaritaine au puits, lâhomme possĂ©dĂ© par des dĂ©mons Ă CapharnaĂŒm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pĂ©cheresse pardonnĂ©e et la femme affligĂ©e dâhĂ©morragies, la fille de JaĂŻre et lâaveugle de JĂ©richo, ZachĂ©e et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnĂ©s. Le Seigneur JĂ©sus qui, immolĂ© sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue Ă nous pardonner, Ă nous guĂ©rir, Ă nous sauver avec la puissance des Sacrements. Câest la maniĂšre concrĂšte, par le biais de lâincarnation, dont il nous aime. Câest la maniĂšre dont il assouvit sa propre soif de nous quâil avait dĂ©clarĂ©e sur la croix (Jn 19,28).
12. Notre premiĂšre rencontre avec sa PĂąque est lâĂ©vĂ©nement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptĂȘme. Il ne sâagit pas dâune adhĂ©sion mentale Ă sa pensĂ©e ou lâacceptation dâun code de conduite imposĂ© par Lui. Il sâagit plutĂŽt dâĂȘtre plongĂ© dans sa passion, sa mort, sa rĂ©surrection et son ascension. Il ne sâagit pas dâun geste magique. La magie est Ă lâopposĂ© de la logique des sacrements car elle prĂ©tend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuitĂ© avec lâIncarnation, il nous est donnĂ©, en vertu de la prĂ©sence et de lâaction de lâEsprit, la possibilitĂ© de mourir et de ressusciter dans le Christ.
13. Comme câest Ă©mouvant, la maniĂšre dont cela se passe ! La priĂšre pour la bĂ©nĂ©diction de lâeau baptismale [3] nous rĂ©vĂšle que Dieu a créé lâeau prĂ©cisĂ©ment en pensant au BaptĂȘme. Cela signifie que lorsque Dieu a créé lâeau, il pensait au BaptĂȘme de chacun dâentre nous, et cette pensĂ©e lâa accompagnĂ© tout au long de son action dans lâhistoire du salut, chaque fois que, avec un dessein prĂ©cis, il a voulu se servir de lâeau. Câest comme si, aprĂšs lâavoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire lâeau du baptĂȘme. Câest ainsi quâil a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin quâelle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il sâen est servi pour rĂ©gĂ©nĂ©rer lâhumanitĂ© lors du DĂ©luge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il lâa dominĂ©e en la sĂ©parant pour ouvrir un chemin de libĂ©ration dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il lâa consacrĂ©e dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprĂ©gnĂ©e de lâEsprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il lâa mĂ©langĂ©e au sang de son Fils, don de lâEsprit insĂ©parablement uni au don de la vie et de la mort de lâAgneau immolĂ© pour nous, et de son cĂŽtĂ© transpercĂ© il lâa rĂ©pandu sur nous (Jn 19,34). Câest dans cette eau que nous avons Ă©tĂ© immergĂ©s afin que, par sa puissance, nous puissions ĂȘtre greffĂ©s dans le Corps du Christ et quâavec Lui, nous ressuscitions Ă la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).
14. Comme nous lâa rappelĂ© le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant lâĂcriture, les PĂšres et la Liturgie â les piliers de la Tradition authentique â câest du cĂŽtĂ© du Christ endormi sur la croix quâest nĂ© lâadmirable sacrement de toute lâĂglise [4]. Le parallĂšle entre le premier et le nouvel Adam est Ă©tonnant : de mĂȘme que du cĂŽtĂ© du premier Adam, aprĂšs lâavoir plongĂ© dans un profond sommeil, Dieu a tirĂ© Eve, de mĂȘme du cĂŽtĂ© du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naĂźt la nouvelle Eve, lâEglise. LâĂ©tonnement pour nous rĂ©side dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam sâest appropriĂ© en regardant lâĂglise : « Cette fois, câest lâos de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et ĂȘtre descendus dans les eaux du baptĂȘme, nous sommes devenus lâos de ses os et la chair de sa chair.
15. Sans cette incorporation, il nây a aucune possibilitĂ© de vivre la plĂ©nitude du culte rendu Ă Dieu. En effet, il nây a quâun seul acte de culte parfait et agrĂ©able au PĂšre, Ă savoir lâobĂ©issance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer Ă son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». Câest le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Ăglise, le Corps mystique du Christ.
16. Nous devons au Concile â et au mouvement liturgique qui lâa prĂ©cĂ©dĂ© â la redĂ©couverte dâune comprĂ©hension thĂ©ologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de lâEglise. De mĂȘme que les principes gĂ©nĂ©raux Ă©noncĂ©s dans Sacrosanctum Concilium ont Ă©tĂ© fondamentaux pour la rĂ©forme de la liturgie, ils continuent Ă lâĂȘtre pour la promotion de cette cĂ©lĂ©bration pleine, consciente, active et fĂ©conde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie Ă©tant la « source premiĂšre et indispensable Ă laquelle les fidĂšles peuvent puiser lâauthentique esprit chrĂ©tien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute lâĂglise Ă redĂ©couvrir, Ă sauvegarder et Ă vivre la vĂ©ritĂ© et la force de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je voudrais que la beautĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne et ses consĂ©quences nĂ©cessaires dans la vie de lâĂglise ne soient pas dĂ©figurĂ©es par une comprĂ©hension superficielle et rĂ©ductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service dâune vision idĂ©ologique, quelle quâelle soit. La priĂšre sacerdotale de JĂ©sus Ă la derniĂšre CĂšne pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piĂ©tĂ©, signe dâunitĂ©, lien de charitĂ©. [5]
17. Jâai mis en garde Ă plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de lâĂglise, la « mondanitĂ© spirituelle » : jâen ai longuement parlĂ© dans lâExhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le nĂ©o-pĂ©lagianisme comme les deux modes reliĂ©s entre eux qui alimentent cette mondanitĂ© spirituelle.
Le premier rĂ©duit la foi chrĂ©tienne Ă un subjectivisme qui enferme lâindividu « dans lâimmanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).
Le second annule la valeur de la grĂące pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu à « un Ă©litisme narcissique et autoritaire oĂč, au lieu dâĂ©vangĂ©liser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter lâaccĂšs Ă la grĂące, on consomme de lâĂ©nergie Ă contrĂŽler »(Evangelii gaudium, n. 94).
Ces formes dĂ©formĂ©es de christianisme peuvent avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la vie de lâĂglise.
18. Il est Ă©vident, dâaprĂšs ce que jâai rappelĂ© ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature mĂȘme, lâantidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle Ă©videmment de la Liturgie dans son sens thĂ©ologique et certainement pas â Pie XII lâa dĂ©jĂ dit â comme un cĂ©rĂ©monial dĂ©coratif ou une simple somme de lois et de prĂ©ceptes rĂ©glant le culte [6].
19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous libĂšre de la prison dâune autorĂ©fĂ©rentialitĂ© nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, Lâaction cĂ©lĂ©brative nâappartient pas Ă lâindividu mais au Christ-Eglise, Ă la totalitĂ© des fidĂšles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de lâĂ©tendue de ce « nous » est toujours dĂ©moniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls Ă la recherche dâune connaissance individuelle prĂ©sumĂ©e du mystĂšre de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblĂ©e, pour nous conduire dans le mystĂšre que la Parole et les signes sacramentels nous rĂ©vĂšlent. Et elle le fait en cohĂ©rence avec lâaction de Dieu, en suivant le chemin de lâincarnation, Ă travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, lâespace et le temps.
20. Si le nĂ©o-pĂ©lagianisme nous enivre de la prĂ©somption dâun salut gagnĂ© par nos propres efforts, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous purifie en proclamant la gratuitĂ© du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique nâest pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frĂšres et sĆurs. Le dĂ©but de chaque cĂ©lĂ©bration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon pĂ©chĂ© et en mâinvitant Ă supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frĂšres et sĆurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes dâentrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour ĂȘtre sauvĂ©s (cf. Mt 8,8). Nous nâavons pas dâautre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur JĂ©sus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie nâa rien Ă voir avec un moralisme ascĂ©tique : câest le don de la PĂąque du Seigneur qui, accueilli avec docilitĂ©, rend notre vie nouvelle. On nâentre dans le cĂ©nacle que par la force dâattraction de son dĂ©sir de manger la PĂąque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).
Redécouvrir à chaque jour
la beauté de la vérité de la célébration chrétienne
21. Mais nous devons faire attention : pour que lâantidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandĂ© de redĂ©couvrir chaque jour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je me rĂ©fĂšre encore une fois au sens thĂ©ologique, comme lâa admirablement dĂ©crit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ rĂ©vĂ©lĂ© et donnĂ© dans son MystĂšre Pascal, rendu prĂ©sent et actif aujourdâhui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que lâEsprit, en nous plongeant dans le mystĂšre pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.
22. La redĂ©couverte continuelle de la beautĂ© de la liturgie nâest pas la poursuite dâun esthĂ©tisme rituel qui ne prend plaisir quâĂ soigner la formalitĂ© extĂ©rieure dâun rite ou se satisfait dâune scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement Ă approuver lâattitude opposĂ©e qui confond la simplicitĂ© avec une banalitĂ© dĂ©braillĂ©e, lâessentialitĂ© avec une superficialitĂ© ignorante, ou le caractĂšre concret de lâaction rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspĂ©rant.
23. Soyons clairs : tous les aspects de la cĂ©lĂ©bration doivent ĂȘtre soignĂ©s (espace, temps, gestes, paroles, objets, vĂȘtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent ĂȘtre respectĂ©es : une telle attention suffirait Ă ne pas priver lâassemblĂ©e de ce qui lui est dĂ», câest-Ă -dire le mystĂšre pascal cĂ©lĂ©brĂ© selon le rituel Ă©tabli par lâĂglise. Mais mĂȘme si la qualitĂ© et le bon dĂ©roulement de la cĂ©lĂ©bration Ă©taient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entiĂšre.
LâĂ©merveillement devant le mystĂšre pascal :
Ă©lĂ©ment essentiel de lâacte liturgique
24. Si notre Ă©merveillement pour le mystĂšre pascal rendu prĂ©sent dans le caractĂšre concret des signes sacramentels venait Ă manquer, nous risquerions vraiment dâĂȘtre impermĂ©ables Ă lâocĂ©an de grĂące qui inonde chaque cĂ©lĂ©bration. Les efforts, certes louables, pour amĂ©liorer la qualitĂ© de la cĂ©lĂ©bration ne suffisent pas, pas plus que lâappel Ă une plus grande intĂ©rioritĂ© : mĂȘme cette derniĂšre court le risque dâĂȘtre rĂ©duite Ă une subjectivitĂ© vide si elle nâaccueille pas la rĂ©vĂ©lation du mystĂšre chrĂ©tien. La rencontre avec Dieu nâest pas le fruit dâune recherche intĂ©rieure individuelle, mais un Ă©vĂ©nement donnĂ© : nous pouvons rencontrer Dieu Ă travers le fait nouveau de lâIncarnation qui, dans la derniĂšre CĂšne, va jusquâĂ dĂ©sirer ĂȘtre mangĂ© par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse Ă©chapper Ă la fascination de la beautĂ© de ce don ?
25. Quand je parle dâĂ©merveillement devant le MystĂšre pascal, je nâentends nullement ce que me semble parfois exprimer lâexpression vague de « sens du mystĂšre ». Câest parfois lâune des principales accusations prĂ©sumĂ©es contre la rĂ©forme liturgique. On dit que le sens du mystĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ© de la cĂ©lĂ©bration. LâĂ©merveillement dont je parle nâest pas une sorte de dĂ©sarroi devant une rĂ©alitĂ© obscure ou un rite Ă©nigmatique, mais câest, au contraire, lâĂ©merveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© dans la PĂąque de JĂ©sus (cf. Ep 1, 3-14) dont lâefficacitĂ© continue Ă nous atteindre dans la cĂ©lĂ©bration des « mystĂšres », câest-Ă -dire des sacrements. Il nâen reste pas moins vrai que la plĂ©nitude de la rĂ©vĂ©lation a, par rapport Ă notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement Ă la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si lâĂ©merveillement est vrai, il nây a aucun risque que nous ne percevions pas, mĂȘme dans la proximitĂ© voulue par lâIncarnation, lâaltĂ©ritĂ© de la prĂ©sence de Dieu. Si la rĂ©forme avait Ă©liminĂ© ce vague « sens du mystĂšre », ce serait une note de mĂ©rite plutĂŽt quâun acte dâaccusation. La beautĂ©, tout comme la vĂ©ritĂ©, suscite toujours lâadmiration et lorsquâelle est rapportĂ©e au mystĂšre de Dieu, elle conduit Ă lâadoration.
26. LâĂ©merveillement est une partie essentielle de lâacte liturgique car câest lâattitude de ceux qui se savent confrontĂ©s Ă la particularitĂ© des gestes symboliques ; câest lâĂ©merveillement de celui qui fait lâexpĂ©rience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas Ă se rĂ©fĂ©rer Ă un concept abstrait mais Ă contenir et Ă exprimer dans sa concrĂ©tude mĂȘme ce quâil signifie.
27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacitĂ© de vivre pleinement lâaction liturgique ? Tel Ă©tait lâobjectif de la rĂ©forme du Concile. Le dĂ©fi est trĂšs exigeant car lâhomme moderne â pas dans toutes les cultures au mĂȘme degrĂ© â a perdu la capacitĂ© de sâengager dans lâaction symbolique qui est une caractĂ©ristique essentielle de lâacte liturgique.
28. La post-modernitĂ© â dans laquelle lâhomme se sent encore plus perdu, sans rĂ©fĂ©rences dâaucune sorte, privĂ© de valeurs parce quâelles sont devenues indiffĂ©rentes, orphelin de tout, dans une fragmentation oĂč un horizon de sens semble impossible â est encore chargĂ©e du lourd hĂ©ritage que nous a laissĂ© lâĂ©poque prĂ©cĂ©dente, fait dâindividualisme et de subjectivisme (qui rappellent Ă nouveau le pĂ©lagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-mĂȘme, car la personne humaine est un esprit incarnĂ© et donc, en tant que tel, capable dâaction et de comprĂ©hension symboliques.
29. Câest avec cette rĂ©alitĂ© du monde moderne que lâĂglise, rĂ©unie en Concile, a voulu se confronter, en rĂ©affirmant sa conscience dâĂȘtre le sacrement du Christ, la lumiĂšre des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement Ă lâĂ©coute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espĂ©rances (Gaudium et spes) des hommes dâaujourdâhui. Les grandes Constitutions conciliaires sont insĂ©parables, et ce nâest pas un hasard si cet immense effort de rĂ©flexion du Conseil ĆcumĂ©nique â qui est la plus haute expression de la synodalitĂ© dans lâĂglise et dont je suis appelĂ©, avec vous tous, Ă ĂȘtre le gardien de la richesse â a commencĂ© par une rĂ©flexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).
30. En clĂŽturant la deuxiĂšme session du Concile (le 4 dĂ©cembre 1963), saint Paul VI sâest exprimĂ© ainsi :
« Cette discussion passionnĂ©e et complexe nâa dâailleurs pas Ă©tĂ© sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a Ă©tĂ© abordĂ© en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans lâĂglise, tant par sa nature que par sa dignitĂ© â Nous voulons parler de la sainte Liturgie â a trouvĂ© une heureuse conclusion et il est aujourdâhui promulguĂ© par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie vĂ©ritable, car dans la maniĂšre dont les choses se sont passĂ©es, Nous constatons le respect dâune juste Ă©chelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la premiĂšre place ; la priĂšre envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la premiĂšre source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la premiĂšre Ă©cole de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrĂ©tien uni Ă nous par la foi et la ferveur de ses priĂšres. Câest aussi une premiĂšre invitation au genre humain, afin que tous puissent dĂ©sormais Ă©lever leur voix muette dans une priĂšre bĂ©nie et authentique et faire ainsi lâexpĂ©rience de cette force indescriptible et rĂ©gĂ©nĂ©ratrice qui se trouve lorsquâils se joignent Ă nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cĆur humain par JĂ©sus-Christ et dans lâEsprit Saint ». [7]
31. Dans cette lettre, je ne peux pas mâattarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse Ă votre mĂ©ditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend lâaction de lâĂglise et, en mĂȘme temps, la source dâoĂč dĂ©coule toute son Ă©nergie » (Sacrosanctum Concilium, n.10), alors on comprend bien lâenjeu de la question liturgique. Il serait banal de lire les tensions, malheureusement prĂ©sentes autour de la cĂ©lĂ©bration, comme une simple divergence entre diffĂ©rentes sensibilitĂ©s envers une forme rituelle. La problĂ©matique est avant tout ecclĂ©siologique. Je ne vois pas comment on peut dire que lâon reconnaĂźt la validitĂ© du Concile â bien que je mâĂ©tonne quâun catholique puisse prĂ©tendre ne pas le faire â et ne pas accepter la rĂ©forme liturgique nĂ©e de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la rĂ©alitĂ© de la liturgie en lien intime avec la vision de lâĂglise admirablement dĂ©crite par Lumen Gentium. Pour cette raison â comme je lâai expliquĂ© dans la lettre envoyĂ©e Ă tous les Ă©vĂȘques â jâai estimĂ© quâil Ă©tait de mon devoir dâaffirmer que « les livres liturgiques promulguĂ©s par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformĂ©ment aux dĂ©crets du Concile Vatican II, sont lâunique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).
La non-acceptation de la rĂ©forme, ainsi quâune comprĂ©hension superficielle de celle-ci, nous dĂ©tournent de la tĂąche de trouver les rĂ©ponses Ă la question que je reviens Ă rĂ©pĂ©ter : comment pouvons-nous grandir dans la capacitĂ© de vivre pleinement lâaction liturgique? Comment continuer Ă nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la cĂ©lĂ©bration sous nos yeux? Nous avons besoin dâune formation liturgique sĂ©rieuse et vitale.
32. Revenons encore une fois au CĂ©nacle de JĂ©rusalem. Au matin de la PentecĂŽte naĂźt lâĂglise, cellule initiale de lâhumanitĂ© nouvelle. Seule la communautĂ© des hommes et des femmes – rĂ©conciliĂ©s parce que pardonnĂ©s, vivants parce quâIl est vivant, vrais parce quâhabitĂ©s par lâEsprit de vĂ©ritĂ© – peut ouvrir lâespace Ă©troit de lâindividualisme spirituel.
33. Câest la communautĂ© de la PentecĂŽte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscitĂ© des morts, prĂ©sent par sa parole, par ses gestes, par lâoffrande de son Corps et de son Sang. DĂšs lors, la cĂ©lĂ©bration devient le lieu privilĂ©giĂ© â mais pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que câest seulement par cette rencontre que lâhomme devient pleinement homme. Seule lâĂglise de la PentecĂŽte peut concevoir lâĂȘtre humain comme une personne, ouverte Ă une relation pleine et entiĂšre avec Dieu, avec la crĂ©ation et avec ses frĂšres et sĆurs.
34. Câest ici que se pose la question dĂ©cisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la premiĂšre tĂąche pratique Ă accomplir: portĂ©s par cette transformation intĂ©rieure de notre Ă©poque, nous devons rĂ©apprendre Ă vivre comme hommes en un rapport religieux » [8]. Câest ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons ĂȘtre formĂ©s. Guardini lui-mĂȘme nâhĂ©site pas Ă affirmer que sans formation liturgique, « les rĂ©formes des rites et des textes ne seront dâaucune aide » [9]. Je nâai pas lâintention de traiter maintenant de maniĂšre exhaustive le thĂšme trĂšs riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de rĂ©flexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La premiĂšre est fonctionnelle par rapport Ă la seconde qui est essentielle.
35. Il est nĂ©cessaire de trouver les canaux dâune formation Ă lâĂ©tude de la Liturgie. Depuis le dĂ©but du mouvement liturgique, beaucoup a Ă©tĂ© fait Ă cet Ă©gard, avec de prĂ©cieuses contributions de la part de chercheurs et dâinstitutions acadĂ©miques. NĂ©anmoins, il est important aujourdâhui de diffuser cette connaissance au-delĂ du milieu universitaire, de maniĂšre accessible, afin que chaque fidĂšle puisse grandir dans la connaissance du sens thĂ©ologique de la Liturgie. Câest la question dĂ©cisive, qui fonde tout type de comprĂ©hension et toute pratique liturgique. Elle fonde Ă©galement la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme, en aidant tous et chacun Ă acquĂ©rir la capacitĂ© de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.
36. Je pense au rythme rĂ©gulier de nos assemblĂ©es qui se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer lâEucharistie le jour du Seigneur, dimanche aprĂšs dimanche, PĂąques aprĂšs PĂąques, Ă des moments particuliers de la vie des personnes et des communautĂ©s, Ă tous les Ăąges de la vie. Les ministres ordonnĂ©s accomplissent une action pastorale de premiĂšre importance lorsquâils prennent les fidĂšles baptisĂ©s par la main pour les conduire dans lâexpĂ©rience rĂ©pĂ©tĂ©e de la PĂąque. Rappelons-nous toujours que câest lâĂglise, le Corps du Christ, qui est le sujet cĂ©lĂ©brant et non pas seulement le prĂȘtre. La connaissance qui dĂ©coule de lâĂ©tude nâest que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ©. Il est Ă©vident que pour pouvoir conduire leurs frĂšres et sĆurs, les ministres qui prĂ©sident lâassemblĂ©e doivent connaĂźtre le chemin tant en lâayant Ă©tudiĂ© sur lâitinĂ©raire de leurs Ă©tudes thĂ©ologiques mais aussi pour avoir frĂ©quentĂ© la liturgie dans la pratique effective dâune expĂ©rience de foi vivante, nourrie par la priĂšre â et certainement pas seulement comme une obligation Ă remplir. Le jour de son ordination, chaque prĂȘtre entend lâĂ©vĂȘque lui dire: « RĂ©alise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas cĂ©lĂ©brer, conforme ta vie au mystĂšre de la croix du Christ Seigneur ». [10]
37. Le plan dâĂ©tudes de la Liturgie dans les sĂ©minaires doit Ă©galement tenir compte de lâextraordinaire capacitĂ© quâa en elle-mĂȘme la cĂ©lĂ©bration actuelle dâoffrir une vision organique et unifiĂ©e de tout le savoir thĂ©ologique. Chaque discipline de la thĂ©ologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se rĂ©vĂšle et se rĂ©alise lâunitĂ© de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation thĂ©ologique dans les sĂ©minaires aurait certainement aussi des effets positifs dans lâaction pastorale Il nây a pas dâaspect de la vie ecclĂ©siale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le rĂ©sultat de programmes Ă©laborĂ©s, une pratique pastorale globale, organique et intĂ©grĂ©e est la consĂ©quence du fait de placer lâEucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communautĂ©. La comprĂ©hension thĂ©ologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout Ă©tait rĂ©duit Ă lâaspect cultuel. Une cĂ©lĂ©bration qui nâĂ©vangĂ©lise pas nâest pas authentique, de mĂȘme quâune annonce qui ne conduit pas Ă une rencontre avec le Seigneur ressuscitĂ© dans la cĂ©lĂ©bration nâest pas authentique Et puis lâune et lâautre, sans le tĂ©moignage de la charitĂ©, ne sont quâun cuivre qui rĂ©sonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).
38. Pour les ministres comme pour tous les baptisĂ©s, la formation liturgique dans son sens premier nâest pas quelque chose qui peut ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ© dĂ©passe notre capacitĂ© de le connaĂźtre, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec lâhumilitĂ© des petits, lâattitude qui ouvre Ă lâĂ©merveillement.
39. Une derniĂšre observation sur les sĂ©minaires : en plus dâun programme dâĂ©tudes, ils doivent aussi offrir la possibilitĂ© de vivre une cĂ©lĂ©bration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une vĂ©ritable communion avec Dieu, cette mĂȘme communion vers laquelle doit tendre la connaissance thĂ©ologique. Seule lâaction de lâEsprit peut parfaire notre connaissance du mystĂšre de Dieu, qui nâest pas une question de comprĂ©hension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expĂ©rience est fondamentale pour que les sĂ©minaristes, une fois devenus ministres ordonnĂ©s, puissent accompagner les communautĂ©s sur le mĂȘme chemin de connaissance du mystĂšre de Dieu, qui est le mystĂšre de lâamour.
40. Cette derniĂšre considĂ©ration nous amĂšne Ă rĂ©flĂ©chir sur le deuxiĂšme sens que nous pouvons comprendre dans lâexpression « formation liturgique ». Je me rĂ©fĂšre au fait que nous sommes formĂ©s, chacun selon sa vocation, Ă partir de la participation Ă la cĂ©lĂ©bration liturgique. MĂȘme la connaissance qui vient des Ă©tudes, dont je parlais tout Ă lâheure, pour quâelle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir Ă rĂ©aliser lâaction formatrice de la Liturgie elle-mĂȘme en chaque croyant dans le Christ.
41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaĂźt clairement que la connaissance du mystĂšre du Christ, question dĂ©cisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation mentale dâune idĂ©e quelconque, mais en un engagement existentiel rĂ©el avec sa personne. En ce sens, la liturgie nâa pas pour objet la « connaissance », et sa portĂ©e nâest pas essentiellement pĂ©dagogique, mĂȘme si elle a une grande valeur pĂ©dagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutĂŽt une louange, une action de grĂące pour la PĂąque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La cĂ©lĂ©bration concerne la rĂ©alitĂ© de notre docilitĂ© Ă lâaction de lâEsprit qui opĂšre par elle jusquâĂ ce que le Christ soit formĂ© en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le rĂ©pĂšte : il ne sâagit pas dâun processus mental abstrait, mais de devenir Lui. Câest dans ce but quâest donnĂ© lâEsprit, dont lâaction est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisĂ©s appelĂ©s Ă devenir toujours plus ce qui a Ă©tĂ© reçu comme don au BaptĂȘme, Ă savoir ĂȘtre membre du Corps du Christ. LĂ©on le Grand Ă©crit: « Notre participation au Corps et au Sang du Christ nâa dâautre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons ». [11]
42. Cet engagement existentiel se produit â en continuitĂ© et en cohĂ©rence avec la mĂ©thode de lâIncarnation â de maniĂšre sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont lâexact opposĂ© des abstractions spirituelles : le pain, le vin, lâhuile, lâeau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, lâespace, le mouvement, lâaction, lâordre, le temps, la lumiĂšre. Toute la crĂ©ation est une manifestation de lâamour de Dieu, et Ă partir du moment oĂč ce mĂȘme amour sâest manifestĂ© dans sa plĂ©nitude dans la croix de JĂ©sus, toute la crĂ©ation a Ă©tĂ© attirĂ©e vers lui. Câest toute la crĂ©ation qui est assumĂ©e pour ĂȘtre mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarnĂ©, crucifiĂ©, mort, ressuscitĂ©, montĂ© vers le PĂšre. Câest ce que chantent la priĂšre sur lâeau des fonts baptismaux, mais aussi la priĂšre sur lâhuile du saint chrĂȘme et les paroles pour la prĂ©sentation du pain et du vin â tous fruits de la terre et du travail de lâhomme.
43. La liturgie rend gloire Ă Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose Ă la beautĂ© de la lumiĂšre inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non plus ajouter Ă la perfection du chant angĂ©lique qui rĂ©sonne Ă©ternellement dans les demeures cĂ©lestes. La Liturgie rend gloire Ă Dieu parce quâelle nous permet â ici, sur la terre â de voir Dieu dans la cĂ©lĂ©bration des mystĂšres et, en le voyant, de reprendre vie par sa PĂąque. Nous, qui Ă©tions morts par nos pĂ©chĂ©s et qui avons Ă©tĂ© rendus Ă la vie avec le Christ â nous sommes la gloire de Dieu. Câest par la grĂące que nous avons Ă©tĂ© sauvĂ©s (cf. Ep 2, 5) IrĂ©nĂ©e, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est lâhomme vivant, et la vie de lâhomme consiste dans la vision de Dieu : si dĂ©jĂ la rĂ©vĂ©lation de Dieu par la crĂ©ation donne la vie Ă tous les ĂȘtres vivant sur terre, combien plus la manifestation du PĂšre par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu! ». [12]
44. Guardini Ă©crit : « Câest ainsi que sâĂ©bauche la premiĂšre tĂąche du travail de formation liturgique: lâhomme doit retrouver sa puissance symbolique ». [13] Câest une responsabilitĂ© pour tous, pour les ministres ordonnĂ©s comme pour les fidĂšles. La tĂąche nâest pas facile car lâhomme moderne est devenu analphabĂšte, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne Ă peine lâexistence. Cela se produit Ă©galement avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce quâil est une union intime de lâĂąme et du corps ; il est la visibilitĂ© de lâĂąme spirituelle dans lâordre corporel ; et en cela consiste lâunicitĂ© humaine, la spĂ©cificitĂ© de la personne irrĂ©ductible Ă toute autre forme dâĂȘtre vivant. Notre ouverture au transcendant, Ă Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaĂźtre nous conduit inĂ©vitablement non seulement Ă une mĂ©connaissance de Dieu mais aussi Ă une mĂ©connaissance de nous-mĂȘmes. Il suffit de regarder la maniĂšre paradoxale dont le corps est traitĂ©, Ă un moment soignĂ© de maniĂšre presque obsessionnelle, inspirĂ© par le mythe de lâĂ©ternelle jeunesse, et Ă un autre moment rĂ©duisant le corps Ă une matĂ©rialitĂ© Ă laquelle on refuse toute dignitĂ©. Le fait est que lâon ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-mĂȘme. Tout symbole est Ă la fois puissant et fragile. Sâil nâest pas respectĂ©, sâil nâest pas traitĂ© pour ce quâil est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.
Nous nâavons plus le regard de saint François qui regardait le soleil â quâil appelait frĂšre parce quâil le sentait ainsi â le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, Ă©merveillĂ©, chantait : de te Altissimu, porta significatione. [14] Le fait dâavoir perdu la capacitĂ© de saisir la valeur symbolique du corps et de toute crĂ©ature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible Ă la mentalitĂ© moderne. Et pourtant, il ne peut ĂȘtre question de renoncer Ă ce langage. On ne peut y renoncer parce que câest ainsi que la Sainte TrinitĂ© a choisi de nous atteindre Ă travers la chair du Verbe. Il sâagit plutĂŽt de retrouver la capacitĂ© dâutiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgrĂ© les mĂ©faits du matĂ©rialisme et du spiritualisme â tous deux nĂ©gateurs de lâunitĂ© de lâĂąme et du corps â elle est toujours prĂȘte Ă resurgir, comme toute vĂ©ritĂ©.
45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous Ă nouveau savoir les lire et ĂȘtre capables de les vivre ? Nous savons bien que la cĂ©lĂ©bration des sacrements, par la grĂące de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une maniĂšre adĂ©quate de se situer par rapport au langage de la cĂ©lĂ©bration. Une « lecture » symbolique nâest pas une connaissance mentale, ni lâacquisition de concepts, mais plutĂŽt une expĂ©rience vitale.
46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la crĂ©ation. Je veux dire que les choses â les sacrements « sont faits » de choses â viennent de Dieu. Câest vers Lui quâelles sont orientĂ©es, et câest par Lui quâelles ont Ă©tĂ© assumĂ©es, et assumĂ©es de maniĂšre particuliĂšre dans lâIncarnation, afin de devenir des instruments de salut, des vĂ©hicules de lâEsprit, des canaux de la grĂące. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matĂ©rialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de lâaction sacramentelle qui rĂ©alise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur prĂ©sence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. DĂšs le dĂ©but, les choses créées contiennent le germe de la grĂące sanctifiante des sacrements.
47. Toujours en pensant Ă la maniĂšre dont la Liturgie nous forme, une autre question dĂ©cisive est lâĂ©ducation nĂ©cessaire pour pouvoir acquĂ©rir lâattitude intĂ©rieure qui nous permettra dâutiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de lâexprimer dâune maniĂšre simple. Je pense aux parents, ou plus peut-ĂȘtre, aux grands-parents, mais aussi Ă nos pasteurs et catĂ©chistes. Beaucoup dâentre nous ont appris dâeux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, lâagenouillement, les formules de notre foi. Peut-ĂȘtre nâavons-nous pas de souvenir rĂ©el de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste dâune grande main qui prend la petite main dâun enfant et lâaccompagne lentement en traçant pour la premiĂšre fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient sâapproprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du PĂšre… et du Fils… et du Saint-Esprit⊠Amen. » Et puis la main de lâenfant est laissĂ©e seule, et on la regarde rĂ©pĂ©ter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consignĂ©, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul lâEsprit sait lui donner. DĂšs lors, ce geste, sa force symbolique, est Ă nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formĂ©s par lui. Il nâest pas nĂ©cessaire de faire beaucoup de discours ici. Il nâest pas nĂ©cessaire dâavoir tout compris dans ce geste. Ce quâil faut, câest ĂȘtre petit, Ă la fois dans lâenvoi et dans la rĂ©ception. Le reste est lâĆuvre de lâEsprit. Câest ainsi que nous sommes initiĂ©s au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dĂ©pouiller dâune telle richesse. En grandissant, nous aurons dâautres moyens de comprendre, mais toujours Ă condition de rester petits.
48. Lâars celebrandi, lâart de cĂ©lĂ©brer, est certainement lâune des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croĂźtre dans une comprĂ©hension vitale de ceux-ci. Cette expression est Ă©galement sujette Ă diffĂ©rentes interprĂ©tations. Son sens devient clair si elle est comprise en rĂ©fĂ©rence au sens thĂ©ologique de la Liturgie dĂ©crit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel jâai dĂ©jĂ fait rĂ©fĂ©rence Ă plusieurs reprises. Lâars celebrandi ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă la simple observation dâun systĂšme de rubriques, et il faut encore moins le considĂ©rer comme une crĂ©ativitĂ© imaginative – parfois sauvage – sans rĂšgles. Le rite est en soi une norme, et la norme nâest jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service dâune rĂ©alitĂ© supĂ©rieure quâelle entend protĂ©ger.
49. Comme dans tout art, lâars celebrandi requiert diffĂ©rents types de connaissances.
Tout dâabord, il faut comprendre le dynamisme qui se dĂ©ploie Ă travers la liturgie. Lâaction de la cĂ©lĂ©bration est le lieu oĂč, par le biais du mĂ©morial, le mystĂšre pascal est rendu prĂ©sent afin que les baptisĂ©s, par leur participation, puissent en faire lâexpĂ©rience dans leur propre vie. Sans cette comprĂ©hension, la cĂ©lĂ©bration tombe facilement dans le souci de lâextĂ©rieur (plus ou moins raffinĂ©) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides).
Ensuite, il est nĂ©cessaire de savoir comment lâEsprit Saint agit dans chaque cĂ©lĂ©bration. Lâart de cĂ©lĂ©brer doit ĂȘtre en harmonie avec lâaction de lâEsprit. Câest seulement ainsi quâil sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goĂ»ts individuels. Ce nâest quâainsi quâil sera libre de lâinvasion dâĂ©lĂ©ments culturels assumĂ©s sans discernement et qui nâont rien Ă voir avec une comprĂ©hension correcte de lâinculturation.
Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particuliÚre, son efficacité.
50. De ces brĂšves indications, il devrait ĂȘtre clair que lâart de la cĂ©lĂ©bration ne sâimprovise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de lâinspiration, qui est une forme positive de possession. Le vĂ©ritable artiste ne possĂšde pas un art, mais il est possĂ©dĂ© par lui. On nâapprend pas lâart de faire la fĂȘte en frĂ©quentant un cours dâart oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais quâobserver les effets.) Tout outil peut ĂȘtre utile, mais il doit ĂȘtre au service de la nature de la liturgie et de lâaction de lâEsprit Saint. Il faut un dĂ©vouement assidu Ă la cĂ©lĂ©bration, permettant Ă la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme de nous transmettre son art. Guardini Ă©crit : « Nous devons comprendre Ă quel point nous nous sommes profondĂ©ment enlisĂ©s dans lâindividualisme et le subjectivisme ; Ă quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien Ă©troite est devenue la dimension de notre vie religieuse. Lâardent dĂ©sir de cultiver un grand style de priĂšre doit Ă nouveau sâĂ©veiller ; la volontĂ© dâessentialitĂ© doit aussi revivre dans la priĂšre. La voie Ă suivre pour y arriver est celle de la discipline ; du renoncement aux satisfactions faciles et sans effort ; du travail rigoureux, accompli dans lâobĂ©issance Ă lâĂglise, pour notre conduite et notre ĂȘtre religieux ». [15] Câest ainsi que lâon apprend lâart de cĂ©lĂ©brer.
51. En parlant de ce thĂšme, nous sommes enclins Ă penser quâil ne concerne que les ministres ordonnĂ©s qui exercent le service de la prĂ©sidence. Mais en fait, il sâagit dâune attitude que tous les baptisĂ©s sont appelĂ©s Ă vivre. Je pense Ă tous les gestes et Ă toutes les paroles qui appartiennent Ă lâassemblĂ©e : se rassembler, marcher en procession, sâasseoir, se tenir debout, sâagenouiller, chanter, se taire, acclamer, regarder, Ă©couter. Ce sont autant de façons par lesquelles lâassemblĂ©e, comme un seul homme (Ne 8,1), participe Ă la cĂ©lĂ©bration. Effectuer tous ensemble le mĂȘme geste, parler tous dâune seule voix, cela transmet Ă chaque individu lâĂ©nergie de toute lâassemblĂ©e. Il sâagit dâune uniformitĂ© qui non seulement ne mortifie pas mais, au contraire, Ă©duque le fidĂšle individuel Ă dĂ©couvrir lâunicitĂ© authentique de sa personnalitĂ© non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience dâĂȘtre un seul corps. Il ne sâagit pas de suivre un livre de bonnes maniĂšres liturgiques. Il sâagit plutĂŽt dâune « discipline » â au sens oĂč lâentend Guardini â qui, si elle est observĂ©e, nous forme authentiquement. Ce sont des gestes et des paroles qui mettent de lâordre dans notre monde intĂ©rieur en nous faisant vivre certains sentiments, attitudes, comportements. Ils ne sont pas lâexplication dâun idĂ©al que nous cherchons Ă nous laisser inspirer, mais ils sont au contraire une action qui engage le corps dans sa totalitĂ©, câest-Ă -dire dans son ĂȘtre unitĂ© de corps et dâĂąme.
52. Parmi les gestes rituels qui appartiennent Ă lâensemble de lâassemblĂ©e, le silence occupe une place dâimportance absolue. Bien souvent, il est expressĂ©ment prescrit dans les rubriques. Toute la cĂ©lĂ©bration eucharistique est immergĂ©e dans le silence qui prĂ©cĂšde son dĂ©but et qui marque chaque moment de son dĂ©roulement rituel. En effet, il est prĂ©sent dans lâacte pĂ©nitentiel, aprĂšs lâinvitation « Prions », dans la Liturgie de la Parole (avant les lectures, entre les lectures et aprĂšs lâhomĂ©lie), dans la priĂšre eucharistique, aprĂšs la communion. [16] Un tel silence nâest pas un havre intĂ©rieur dans lequel se cacher dans une sorte dâisolement intime, comme si on laissait derriĂšre soi la forme rituelle comme une distraction. Ce type de silence contredirait lâessence mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration. Le silence liturgique est quelque chose de beaucoup plus grand : il est le symbole de la prĂ©sence et de lâaction de lâEsprit Saint qui anime toute lâaction de la cĂ©lĂ©bration. Câest pourquoi il constitue un point dâarrivĂ©e dans une sĂ©quence liturgique. Câest prĂ©cisĂ©ment parce quâelle est un symbole de lâEsprit quâelle a le pouvoir dâexprimer lâaction multiforme de lâEsprit. Ainsi, en reprenant les moments que je viens de mentionner, le silence conduit Ă la douleur du pĂ©chĂ© et au dĂ©sir de conversion. Il Ă©veille la disponibilitĂ© Ă lâĂ©coute de la Parole et Ă©veille la priĂšre. Il nous dispose Ă adorer le Corps et le Sang du Christ. Il suggĂšre Ă chacun, dans lâintimitĂ© de la communion, ce que lâEsprit veut opĂ©rer dans nos vies pour nous conformer au Pain rompu. Pour toutes ces raisons, nous sommes appelĂ©s Ă accomplir avec un soin extrĂȘme le geste symbolique du silence. Ă travers lui, lâEsprit nous donne forme.
53. Chaque geste, chaque parole contient une action prĂ©cise qui est toujours nouvelle parce quâelle rencontre un moment toujours nouveau de notre propre vie. Je vais expliquer ce que je veux dire par un exemple simple. Nous nous agenouillons pour demander pardon, pour plier notre orgueil, pour remettre Ă Dieu nos larmes, pour implorer son intervention, pour le remercier dâun cadeau reçu. Câest toujours le mĂȘme geste qui, au fond, dĂ©clare notre propre petitesse en prĂ©sence de Dieu. NĂ©anmoins, accompli Ă diffĂ©rents moments de notre vie, il façonne nos profondeurs intĂ©rieures et se manifeste ensuite extĂ©rieurement dans notre relation avec Dieu et avec nos frĂšres et sĆurs. Aussi lâagenouillement doit ĂȘtre fait avec art, câest-Ă -dire avec une pleine conscience de son sens symbolique et du besoin que nous avons de ce geste pour exprimer notre maniĂšre dâĂȘtre en prĂ©sence du Seigneur. Et si tout cela est vrai pour ce simple geste, combien plus le sera-t-il pour la cĂ©lĂ©bration de la Parole ? Quel art sommes-nous appelĂ©s Ă apprendre pour proclamer la Parole, pour lâĂ©couter, pour la laisser inspirer notre priĂšre, pour la faire devenir notre vie ? Tout cela est digne de la plus grande attention, non pas formelle ou simplement extĂ©rieure, mais vivante et intĂ©rieure, afin que chaque geste et chaque parole de la cĂ©lĂ©bration, exprimĂ©s avec « art », forment la personnalitĂ© chrĂ©tienne de chaque individu et de la communautĂ©.
54. Sâil est vrai que lâars celebrandi est exigĂ© de toute lâassemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre, il est Ă©galement vrai que les ministres ordonnĂ©s doivent y porter une attention toute particuliĂšre. En visitant des communautĂ©s chrĂ©tiennes, jâai remarquĂ© que leur maniĂšre de vivre la cĂ©lĂ©bration liturgique est conditionnĂ©e â pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire â par la façon dont leur pasteur prĂ©side lâassemblĂ©e. On pourrait dire quâil existe diffĂ©rents « modĂšles » de prĂ©sidence. Voici une liste possible dâapproches qui, bien quâopposĂ©es lâune Ă lâautre, caractĂ©risent une maniĂšre de prĂ©sider certainement inadĂ©quate : une austĂ©ritĂ© rigide ou une crĂ©ativitĂ© exaspĂ©rante, un mysticisme spiritualisant ou un fonctionnalisme pratique, une vivacitĂ© prĂ©cipitĂ©e ou une lenteur exagĂ©rĂ©e, une insouciance nĂ©gligĂ©e ou une minutie excessive, une amabilitĂ© surabondante ou une impassibilitĂ© sacerdotale. MalgrĂ© la grande variĂ©tĂ© de ces exemples, je pense que lâinadĂ©quation de ces modĂšles de prĂ©sidence a une racine commune : un personnalisme exacerbĂ© du style de cĂ©lĂ©bration qui exprime parfois une manie mal dissimulĂ©e dâĂȘtre le centre de lâattention. Cela devient souvent plus Ă©vident lorsque nos cĂ©lĂ©brations sont transmises par voie hertzienne ou en ligne, ce qui nâest pas toujours opportun et nĂ©cessite une rĂ©flexion plus approfondie. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les comportements les plus rĂ©pandus, mais il nâest pas rare que des assemblĂ©es souffrent dâĂȘtre ainsi abusĂ©es.
55. Il y aurait beaucoup Ă dire sur lâimportance et la dĂ©licatesse de la prĂ©sidence. Ă plusieurs reprises, je me suis attardĂ© sur la tĂąche exigeante que reprĂ©sente la prĂ©dication de lâhomĂ©lie. [17] Je vais maintenant me limiter Ă quelques considĂ©rations plus larges, en voulant Ă nouveau rĂ©flĂ©chir avec vous sur la maniĂšre dont nous sommes formĂ©s par la Liturgie. Je pense au rythme rĂ©gulier des messes dominicales dans nos communautĂ©s, et je mâadresse donc aux prĂȘtres, mais implicitement Ă tous les ministres ordonnĂ©s.
56. Le prĂȘtre vit sa participation caractĂ©ristique Ă la cĂ©lĂ©bration en vertu du don reçu dans le sacrement de lâOrdre, et celle-ci sâexprime prĂ©cisĂ©ment dans la prĂ©sidence. Comme tous les rĂŽles quâil est appelĂ© Ă remplir, il ne sâagit pas en premier lieu dâun devoir qui lui est assignĂ© par la communautĂ©, mais plutĂŽt dâune consĂ©quence de lâeffusion de lâEsprit Saint reçue lors de lâordination, qui le rend apte Ă une telle tĂąche. Le prĂȘtre aussi est formĂ© par le fait quâil prĂ©side lâassemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre.
57. Pour que ce service soit bien fait â et mĂȘme avec art ! â il est dâune importance fondamentale que le prĂȘtre ait tout dâabord une conscience aiguĂ« dâĂȘtre, par la misĂ©ricorde de Dieu, une prĂ©sence particuliĂšre du Seigneur ressuscitĂ©. Le ministre ordonnĂ© est lui-mĂȘme lâun des modes de prĂ©sence du Seigneur qui rendent lâassemblĂ©e chrĂ©tienne unique, diffĂ©rente de toute autre assemblĂ©e (cf. Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » â au sens large â Ă tous les gestes et paroles de celui qui prĂ©side. LâassemblĂ©e a le droit de pouvoir sentir dans ces gestes et ces paroles le dĂ©sir que le Seigneur a, aujourdâhui comme Ă la derniĂšre CĂšne, de continuer Ă manger la PĂąque avec nous. Câest donc le Seigneur RessuscitĂ© qui est le protagoniste, et certainement pas nos immaturitĂ©s qui cherchent, en assumant un rĂŽle et une attitude, une prĂ©sentabilitĂ© quâelles ne peuvent avoir. Le prĂȘtre lui-mĂȘme devrait ĂȘtre submergĂ© par ce dĂ©sir de communion que le Seigneur a envers chacun. Câest comme sâil Ă©tait placĂ© au milieu entre le cĆur brĂ»lant de lâamour de JĂ©sus et le cĆur de chaque croyant, objet de son amour. PrĂ©sider lâEucharistie, câest ĂȘtre plongĂ© dans la fournaise de lâamour de Dieu. Lorsquâil nous sera donnĂ© de comprendre cette rĂ©alitĂ©, ou mĂȘme simplement dâen avoir lâintuition, nous nâaurons certainement plus besoin dâun Directoire qui nous imposerait le comportement adĂ©quat. Si nous en avons besoin, câest Ă cause de la duretĂ© de notre cĆur. La norme la plus Ă©levĂ©e, et donc la plus exigeante, est la rĂ©alitĂ© mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration eucharistique, qui sĂ©lectionne les mots, les gestes, les sentiments qui nous feront comprendre si notre usage de ceux-ci est ou non Ă la hauteur de la rĂ©alitĂ© quâils servent. Il est Ă©vident que cela ne sâimprovise pas. Câest un art. Cela demande de la part du prĂȘtre de lâapplication, un entretien assidu du feu de lâamour du Seigneur quâil est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12,49).
58. Lorsque la premiĂšre communautĂ© rompt le pain en obĂ©issant au commandement du Seigneur, elle le fait sous le regard de Marie qui accompagne les premiers pas de lâĂglise : â Tous Ă©taient assidus Ă la priĂšre, avec des femmes, avec Marie la mĂšre de JĂ©sus â (Ac 1,14). La Vierge MĂšre « veille » sur les gestes de son Fils confiĂ©s aux apĂŽtres. Comme elle lâa fait aprĂšs les paroles de lâange Gabriel, elle protĂšge Ă nouveau dans son sein, ces gestes qui font/forment le corps de son Fils. Le prĂȘtre, qui rĂ©pĂšte ces gestes en vertu du don reçu dans le sacrement de lâOrdre, est lui-mĂȘme protĂ©gĂ© dans le sein de la Vierge. Avons-nous vraiment besoin ici dâune rĂšgle pour nous dire comment nous devons agir ?
59. Devenus des instruments pour allumer le feu de lâamour du Seigneur sur la terre, protĂ©gĂ©s dans le sein de Marie, Vierge faite Ăglise (comme le chantait saint François), les prĂȘtres doivent laisser lâEsprit Saint agir sur eux, pour mener Ă bien lâĆuvre quâil a commencĂ©e en eux lors de leur ordination. Lâaction de lâEsprit leur offre la possibilitĂ© dâexercer leur ministĂšre de prĂ©sidence de lâassemblĂ©e eucharistique avec la crainte de Pierre, conscient dâĂȘtre pĂ©cheur (Lc 5,1-11), avec la puissante humilitĂ© du serviteur souffrant (cf. Is 42ss), avec le dĂ©sir « dâĂȘtre mangĂ© » par les personnes qui leur sont confiĂ©es dans lâexercice quotidien du ministĂšre.
60. Câest la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme qui Ă©duque le prĂȘtre Ă ce niveau et Ă cette qualitĂ© de prĂ©sidence. Il ne sâagit pas, je le rĂ©pĂšte, dâune adhĂ©sion mentale, mĂȘme si tout notre esprit ainsi que toute notre sensibilitĂ© doivent y ĂȘtre engagĂ©s. Ainsi, le prĂȘtre se forme en prĂ©sidant les paroles et les gestes que la liturgie met sur ses lĂšvres et dans ses mains.
Il nâest pas assis sur un trĂŽne [18] car le Seigneur rĂšgne avec lâhumilitĂ© de celui qui sert.
Il ne dĂ©tourne pas lâattention de la centralitĂ© de lâautel, symbole du Christ, car câest de son cĂŽtĂ© transpercĂ© quâil laissa couler lâeau et le sang, source des sacrements de lâĂglise et le centre de notre louange et de notre action de grĂące. [19]
En sâapprochant de lâautel pour lâoffrande, le prĂȘtre est Ă©duquĂ© Ă lâhumilitĂ© et Ă la contrition par les paroles : « Le cĆur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grĂące devant toi, Seigneur notre Dieu ». [20]
Il ne peut pas compter sur lui-mĂȘme pour le ministĂšre qui lui est confiĂ©, car la Liturgie lâinvite Ă prier pour ĂȘtre purifiĂ© par le signe de lâeau, lorsquâil dit : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, et purifie-moi de mon pĂ©chĂ© ». [21]
Les mots que la Liturgie place sur ses lĂšvres ont des contenus diffĂ©rents qui exigent des tonalitĂ©s spĂ©cifiques. Lâimportance de ces paroles exige du prĂȘtre un vĂ©ritable ars dicendi. Celles-ci donnent forme Ă ses sentiments intĂ©rieurs, tantĂŽt dans la supplication du PĂšre au nom de lâassemblĂ©e, tantĂŽt dans lâexhortation adressĂ©e Ă lâassemblĂ©e, tantĂŽt dans lâacclamation dâune seule voix avec toute lâassemblĂ©e.
Dans la priĂšre eucharistique â Ă laquelle participent aussi tous les baptisĂ©s, en Ă©coutant avec rĂ©vĂ©rence et en silence, et en intervenant dans les acclamations [22] â celui qui prĂ©side a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant le PĂšre lâoffrande de son Fils dans la derniĂšre CĂšne, afin que ce don immense soit rendu nouvellement prĂ©sent sur lâautel. Ă cette offrande, il participe par lâoffrande de lui-mĂȘme. Le prĂȘtre ne peut pas raconter la CĂšne au PĂšre sans y participer lui-mĂȘme. Il ne peut pas dire : « Prenez, et mangez-en tous : ceci est mon Corps livrĂ© pour vous », et ne pas vivre le mĂȘme dĂ©sir dâoffrir son propre corps, sa propre vie, pour le peuple qui lui est confiĂ©. Câest ce qui se passe dans lâexercice de son ministĂšre.
De tout cela et de beaucoup dâautres choses, le prĂȘtre est continuellement formĂ© par lâaction cĂ©lĂ©brative.
* * *
61. Dans cette lettre, jâai voulu simplement partager quelques rĂ©flexions qui nâĂ©puisent certainement pas lâimmense trĂ©sor de la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres. Je demande Ă tous les Ă©vĂȘques, prĂȘtres et diacres, aux formateurs des sĂ©minaires, aux enseignants des facultĂ©s et des Ă©coles de thĂ©ologie, Ă tous les catĂ©chistes dâaider le saint peuple de Dieu Ă puiser dans ce qui est la premiĂšre source de la spiritualitĂ© chrĂ©tienne. Nous sommes appelĂ©s Ă redĂ©couvrir sans cesse la richesse des principes gĂ©nĂ©raux exposĂ©s dans les premiers numĂ©ros de Sacrosanctum concilium, en saisissant le lien intime entre cette premiĂšre constitution du Concile et toutes les autres. Câest pourquoi nous ne pouvons pas revenir Ă cette forme rituelle que les PĂšres du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former, approuvant, sous la conduite de lâEsprit Saint et suivant leur conscience de pasteurs, les principes dâoĂč est nĂ©e la rĂ©forme. Les saints Pontifes Paul VI et Jean Paul II, en approuvant les livres liturgiques rĂ©formĂ©s ex decreto Sacrosancti Ćcumenici Concilii Vaticani II, ont garanti la fidĂ©litĂ© de la rĂ©forme du Concile. Câest pour cette raison que jâai Ă©crit Traditionis custodes, afin que lâĂglise puisse Ă©lever, dans la variĂ©tĂ© de tant de langues, une seule et mĂȘme priĂšre capable dâexprimer son unitĂ© [23]. Comme je lâai dĂ©jĂ Ă©crit, jâentends que cette unitĂ© soit rĂ©tablie dans toute lâĂglise de rite romain.
62. Je voudrais que cette lettre nous aide Ă raviver notre Ă©merveillement pour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne, Ă nous rappeler la nĂ©cessitĂ© dâune authentique formation liturgique, et Ă reconnaĂźtre lâimportance dâun art de cĂ©lĂ©brer qui soit au service de la vĂ©ritĂ© du MystĂšre Pascal et de la participation de tous les baptisĂ©s Ă celui-ci, chacun selon sa vocation.
Toute cette richesse nâest pas loin de nous. Elle est dans nos Ă©glises, dans nos fĂȘtes chrĂ©tiennes, dans la centralitĂ© du Dimanche, Jour du Seigneur, dans la force des sacrements que nous cĂ©lĂ©brons. La vie chrĂ©tienne est un parcours continuel de croissance. Nous sommes appelĂ©s Ă nous laisser former dans la joie et dans la communion.
63. Câest pourquoi, je dĂ©sire vous laisser une autre indication Ă suivre sur notre chemin. Je vous invite Ă redĂ©couvrir le sens de lâannĂ©e liturgique et du Jour du Seigneur: cela aussi est une consigne du Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, nn.102-111).
64. Ă la lumiĂšre de ce que nous avons rappelĂ© ci-dessus, nous comprenons que lâannĂ©e liturgique est lâoccasion pour nous de grandir dans notre connaissance du mystĂšre du Christ, en plongeant nos vies dans le mystĂšre de sa PĂąque, dans lâattente de son retour dans la gloire. Il sâagit dâune vĂ©ritable formation permanente. Notre vie nâest pas une sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements alĂ©atoires et chaotiques, qui se succĂšdent les uns aux autres. Il sâagit plutĂŽt dâun itinĂ©raire prĂ©cis qui, dâune cĂ©lĂ©bration annuelle de PĂąques Ă une autre, nous rend conformes Ă Lui, dans lâattente que se rĂ©alise cette bienheureuse espĂ©rance : lâavĂšnement de JĂ©sus Christ, notre Sauveur [24].
65. Au fur et Ă mesure que sâĂ©coule le temps rendu nouveau par sa PĂąque, lâĂglise cĂ©lĂšbre chaque huitiĂšme jour, dans le jour du Seigneur, lâĂ©vĂ©nement de notre salut. Le dimanche, avant dâĂȘtre un prĂ©cepte, est un don que Dieu fait Ă son peuple ; et pour cette raison lâEglise le sauvegarde par un prĂ©cepte. La cĂ©lĂ©bration dominicale offre Ă la communautĂ© chrĂ©tienne la possibilitĂ© dâĂȘtre formĂ©e par lâEucharistie. De dimanche en dimanche, la parole du Seigneur ressuscitĂ© illumine notre existence, en voulant atteindre en nous la fin pour laquelle elle a Ă©tĂ© envoyĂ©e. (Cf. Is 55,10-11) De dimanche en dimanche, la communion au Corps et au Sang du Christ veut faire de notre vie aussi un sacrifice agrĂ©able au PĂšre, dans la communion fraternelle du partage, de lâhospitalitĂ©, du service. De dimanche en dimanche, lâĂ©nergie du Pain rompu nous soutient dans lâannonce de lâĂvangile dans lequel se manifeste lâauthenticitĂ© de notre cĂ©lĂ©bration
Abandonnons nos polĂ©miques pour Ă©couter ensemble ce que lâEsprit dit Ă lâEglise. Sauvegardons notre communion. Continuons Ă nous Ă©merveiller de la beautĂ© de la liturgie. La PĂąque nous a Ă©tĂ© donnĂ©e. Laissons-nous protĂ©ger par le dĂ©sir que le Seigneur continue dâavoir de manger sa PĂąque avec nous. Sous le regard de Marie, MĂšre de lâEglise.
DonnĂ© Ă Rome, prĂšs Saint Jean de Latran, le 29 juin, solennitĂ© des saints Pierre et Paul, apĂŽtres, en lâan 2022, la dixiĂšme annĂ©e de mon pontificat.
FRANĂOIS
Â
LâhumanitĂ© entiĂšre tremble,
lâunivers entier tremble et le ciel se rĂ©jouit,
quand sur lâautel, dans la main du prĂȘtre
Le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent.
à hauteur admirable et valeur stupéfiante !
à sublime humilité ! O humble sublimité !
que le Seigneur de lâunivers, Dieu et Fils de Dieu
sâhumilie au point de se cacher, pour notre salut,
sous un petit semblant de pain !
Voyez, mes frĂšres, lâhumilitĂ© de Dieu,
et ouvrez vos cĆurs devant Lui ;
Humiliez vous aussi, afin dâĂȘtre Ă©levĂ©s par Lui.
Ne retenez donc rien de vous-mĂȘmes,
afin que vous soyez reçus en tout et pour tout par Celui qui sâoffre entiĂšrement Ă vous.
Saint François dâAssise
Lettre Ă tout lâOrdre II,26-29
[1] Cfr. Leo Magnus, Sermo LXXIV: De ascensione Domini II,1: «quod […] Redemptoris nostri conspicuum fuit, in sacramenta transivit».
[2] PrĂŠfatio paschalis III, Missale Romanum (2008) p. 367: «Qui immolĂĄtus iam non mĂłritur, sed semper vivit occĂsus».
[3] Cfr. Missale Romanum (2008) p. 532.
[4] Cfr. Augustinus, Enarrationes in psalmos. Ps. 138,2; Oratio post septimam lectionem, Vigilia paschalis, Missale Romanum (2008) p. 359; Super oblata, Pro Ecclesia (B) , Missale Romanum (2008) p. 1076.
[5] Cfr. Augustinus, In Ioannis Evangelium tractatus XXVI,13.
[6] LitterĂŠ encyclicĂŠ Mediator Dei (20 Novembris 1947) in AAS 39 (1947) 532.
[7] AAS 56 (1964) 34.
[8] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 43 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.32.
[9] R. Guardini, Der Kultakt und die gegenwÀrtge Aufgabe der Liturgischen Bildung (1964) in Liturgie und liturgische Bildung(Mainz 1992) p. 14 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.91.
[10] De Ordinatione Episcopi, Presbyterorum et Diaconorum (1990) p. 95 ; « Agnosce quod ages, imitare quod tractabis, et vitam tuam mysterio dominicÊ crucis conforma ».
[11] Leo Magnus, Sermo XII: De Passione III, 7.
[12] IrenĂŠus Lugdunensis, Adversus hĂŠreses IV,20,7.
[13] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 36 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.26.
[14] Cantico delle Creature, Fonti Francescane, n. 263.
[15] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 99 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.75
[16] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn. 45; 51; 54-56; 66; 71; 78; 84; 88; 271.
[17] Voir lâExhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013) nn. 135-144.
[18] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, n.310.
[19] Prex dedicationis in Ordo dedicationis ecclesiĂŠ et altaris (1977) p. 102.
[20] Missale Romanum (2008) p. 515: «In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus».
[21] Missale Romanum (2008) p. 515: «Lava me, Domine, ab iniquitate mea, et a peccato meo munda me».
[22] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn.78-79.
[23] Cf. Paulus VI, Constitutio apostolica Missale Romanum (3 Aprilis 1969) in AAS 61 (1969) 222.
[24] Missale Romanum (2008) p. 598 : « ⊠exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Iesu Christi ».
Copyright © Dicastero per la Comunicazione – Libreria Editrice Vaticana
Publié le 30 juin 2022
DESIDERIO DESIDERAVI
![]() |
LETTRE APOSTOLIQUE
DESIDERIO DESIDERAVI
DU SAINT-PĂRE
FRANĂOIS
AUX ĂVĂQUES, PRĂTRES ET DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRĂES
ET AUX FIDĂLES LAĂCS
SUR LA FORMATION LITURGIQUE
DU PEUPLE DE DIEU
Desiderio desideravi
hoc Pascha manducare vobiscum,
antequam patiar. (Lc 22,15)
1. TrĂšs chers frĂšres et sĆurs,
par cette lettre, je dĂ©sire vous rejoindre tous – aprĂšs avoir dĂ©jĂ Ă©crit uniquement aux Ă©vĂȘques aprĂšs la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous Ă©cris pour partager avec vous quelques rĂ©flexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de lâĂglise. Le sujet est vaste et mĂ©rite dâĂȘtre examinĂ© attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je nâai pas lâintention de traiter la question de maniĂšre exhaustive. Je souhaite plutĂŽt offrir quelques pistes de rĂ©flexion qui puissent aider Ă la contemplation de la beautĂ© et de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne.
2. « Jâai dĂ©sirĂ© dâun grand dĂ©sir manger cette PĂąque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de JĂ©sus par lesquelles sâouvre le rĂ©cit de la DerniĂšre CĂšne sont la fissure par laquelle nous est donnĂ©e la surprenante possibilitĂ© de percevoir la profondeur de lâamour des Personnes de la Sainte TrinitĂ© pour nous.
3. Pierre et Jean avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s pour faire les prĂ©paratifs nĂ©cessaires pour manger la PĂąque, mais, Ă y regarder de plus prĂšs, toute la crĂ©ation, toute lâhistoire â qui allait finalement se rĂ©vĂ©ler comme lâhistoire du salut â est une grande prĂ©paration Ă ce repas. Pierre et les autres se tiennent Ă cette table, inconscients et pourtant nĂ©cessaires : tout don, pour ĂȘtre tel, doit avoir quelquâun disposĂ© Ă le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre lâimmensitĂ© du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. NĂ©anmoins, par la misĂ©ricorde du Seigneur, le don est confiĂ© aux apĂŽtres afin quâil soit apportĂ© Ă tout homme et Ă toute femme.
4. Personne nâavait gagnĂ© sa place Ă ce repas. Tout le monde a Ă©tĂ© invitĂ©. Ou plutĂŽt : tous ont Ă©tĂ© attirĂ©s par le dĂ©sir ardent que JĂ©sus avait de manger cette PĂąque avec eux : Il sait quâil est lâAgneau de ce repas de PĂąque, il sait quâil est la PĂąque. Câest la nouveautĂ© absolue de ce repas, la seule vraie nouveautĂ© de lâhistoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la DerniĂšre CĂšne ». Cependant, son dĂ©sir infini de rĂ©tablir cette communion avec nous, qui Ă©tait et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) nâaura pas mangĂ© son Corps et bu son Sang : câest pourquoi ce mĂȘme repas sera rendu prĂ©sent, jusquâĂ son retour, dans la cĂ©lĂ©bration de lâEucharistie.
5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invitĂ©s au repas des noces de lâAgneau (Ap 19, 9). Pour ĂȘtre admis au festin, il suffit de porter lâhabit de noces de la foi, qui vient de lâĂ©coute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : lâĂglise taille ce vĂȘtement sur mesure, avec la blancheur dâun tissu lavĂ© dans le Sang de lâAgneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce quâun seul instant de repos, sachant que tous nâont pas encore reçu lâinvitation Ă ce repas, ou que dâautres lâont oubliĂ©e ou se sont perdus en chemin dans les mĂ©andres de la vie humaine. Câest ce dont je parlais lorsque je disais : « jâimagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclĂ©siale devienne un canal adĂ©quat pour lâĂ©vangĂ©lisation du monde actuel, plus que pour lâauto-prĂ©servation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent sâasseoir au repas du sacrifice de lâAgneau et vivre de Lui.
6. Avant notre rĂ©ponse Ă son invitation â bien avant ! â il y a son dĂ©sir pour nous, Nous nâen sommes peut-ĂȘtre mĂȘme pas conscients, mais chaque fois que nous allons Ă la Messe, la raison premiĂšre est que nous sommes attirĂ©s par son dĂ©sir pour nous. De notre cĂŽtĂ©, la rĂ©ponse possible â qui est aussi lâascĂšse la plus exigeante â est, comme toujours, celle de nous abandonner Ă son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute rĂ©ception de la communion au Corps et au Sang du Christ a dĂ©jĂ Ă©tĂ© voulue par Lui lors de la DerniĂšre CĂšne.
7. Le contenu du Pain rompu est la croix de JĂ©sus, son sacrifice dâobĂ©issance par amour pour le PĂšre. Si nous nâavions pas eu la derniĂšre CĂšne, câest-Ă -dire si nous nâavions pas eu lâanticipation rituelle de sa mort, nous nâaurions jamais pu saisir comment lâexĂ©cution de sa condamnation Ă mort a pu ĂȘtre lâacte dâun culte parfait, agrĂ©able au PĂšre, le seul vĂ©ritable acte de culte. Quelques heures seulement aprĂšs la CĂšne, les ApĂŽtres auraient pu voir dans la croix de JĂ©sus, sâils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour JĂ©sus de dire : « corps offert », « sang versĂ© ». Câest de cela que nous faisons mĂ©moire dans chaque Eucharistie. Lorsque le RessuscitĂ© revient dâentre les morts pour rompre le pain pour les disciples dâEmmaĂŒs, et pour ses disciples qui Ă©taient retournĂ©s pĂȘcher des poissons et non des hommes sur la mer de GalilĂ©e, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guĂ©rit de lâaveuglement infligĂ© par lâhorreur de la croix, et les rend capables de « voir » le RessuscitĂ©, de croire en la RĂ©surrection.
8. Si nous Ă©tions arrivĂ©es dâune maniĂšre ou dâune autre Ă JĂ©rusalem aprĂšs la PentecĂŽte et que nous avions ressenti le dĂ©sir non seulement dâavoir des informations sur JĂ©sus de Nazareth, mais plutĂŽt le dĂ©sir de pouvoir encore le rencontrer, nous nâaurions eu dâautre possibilitĂ© que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous nâaurions pas dâautre possibilitĂ© de vraie rencontre avec Lui que celle de la communautĂ© qui cĂ©lĂšbre. Câest pourquoi lâĂglise a toujours protĂ©gĂ© comme son trĂ©sor le plus prĂ©cieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mĂ©moire de moi ».
9. DĂšs le dĂ©but, lâĂglise Ă©tait consciente quâil ne sâagissait pas dâune reprĂ©sentation, aussi sacrĂ©e soit-elle, de la CĂšne du Seigneur. Cela nâaurait eu aucun sens, et personne nâaurait pu penser à « mettre en scĂšne » â surtout devant les yeux de Marie, la MĂšre du Seigneur â ce moment le plus Ă©levĂ© de la vie du MaĂźtre. DĂšs le dĂ©but, lâĂglise avait compris, Ă©clairĂ©e par lâEsprit Saint, que ce qui Ă©tait visible en JĂ©sus, ce qui pouvait ĂȘtre vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractĂšre concret du Verbe incarnĂ©, tout de Lui Ă©tait passĂ© dans la cĂ©lĂ©bration des sacrements. [1]
10. Câest lĂ que rĂ©side toute la puissante beautĂ© de la liturgie. Si la RĂ©surrection Ă©tait pour nous un concept, une idĂ©e, une pensĂ©e ; si le RessuscitĂ© Ă©tait pour nous le souvenir du souvenir dâautres personnes, mĂȘme si elles faisaient autoritĂ©, comme par exemple les ApĂŽtres ; sâil ne nous Ă©tait pas donnĂ© aussi la possibilitĂ© dâune vraie rencontre avec Lui, ce serait comme dĂ©clarer Ă©puisĂ©e la nouveautĂ© du Verbe fait chair. Au contraire, lâIncarnation, en plus dâĂȘtre le seul Ă©vĂ©nement toujours nouveau lâhistoire connaisse, est aussi la mĂ©thode mĂȘme que la Sainte TrinitĂ© a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrĂ©tienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle nâexiste pas.
11. La liturgie nous garantit la possibilitĂ© dâune telle rencontre. Un vague souvenir de la DerniĂšre CĂšne ne nous servirait Ă rien. Nous avons besoin dâĂȘtre prĂ©sents Ă ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans lâEucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur JĂ©sus et dâĂȘtre atteints par la puissance de son MystĂšre Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de JĂ©sus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient Ă travers la cĂ©lĂ©bration des sacrements. Je suis NicodĂšme et la Samaritaine au puits, lâhomme possĂ©dĂ© par des dĂ©mons Ă CapharnaĂŒm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pĂ©cheresse pardonnĂ©e et la femme affligĂ©e dâhĂ©morragies, la fille de JaĂŻre et lâaveugle de JĂ©richo, ZachĂ©e et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnĂ©s. Le Seigneur JĂ©sus qui, immolĂ© sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue Ă nous pardonner, Ă nous guĂ©rir, Ă nous sauver avec la puissance des Sacrements. Câest la maniĂšre concrĂšte, par le biais de lâincarnation, dont il nous aime. Câest la maniĂšre dont il assouvit sa propre soif de nous quâil avait dĂ©clarĂ©e sur la croix (Jn 19,28).
12. Notre premiĂšre rencontre avec sa PĂąque est lâĂ©vĂ©nement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptĂȘme. Il ne sâagit pas dâune adhĂ©sion mentale Ă sa pensĂ©e ou lâacceptation dâun code de conduite imposĂ© par Lui. Il sâagit plutĂŽt dâĂȘtre plongĂ© dans sa passion, sa mort, sa rĂ©surrection et son ascension. Il ne sâagit pas dâun geste magique. La magie est Ă lâopposĂ© de la logique des sacrements car elle prĂ©tend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuitĂ© avec lâIncarnation, il nous est donnĂ©, en vertu de la prĂ©sence et de lâaction de lâEsprit, la possibilitĂ© de mourir et de ressusciter dans le Christ.
13. Comme câest Ă©mouvant, la maniĂšre dont cela se passe ! La priĂšre pour la bĂ©nĂ©diction de lâeau baptismale [3] nous rĂ©vĂšle que Dieu a créé lâeau prĂ©cisĂ©ment en pensant au BaptĂȘme. Cela signifie que lorsque Dieu a créé lâeau, il pensait au BaptĂȘme de chacun dâentre nous, et cette pensĂ©e lâa accompagnĂ© tout au long de son action dans lâhistoire du salut, chaque fois que, avec un dessein prĂ©cis, il a voulu se servir de lâeau. Câest comme si, aprĂšs lâavoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire lâeau du baptĂȘme. Câest ainsi quâil a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin quâelle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il sâen est servi pour rĂ©gĂ©nĂ©rer lâhumanitĂ© lors du DĂ©luge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il lâa dominĂ©e en la sĂ©parant pour ouvrir un chemin de libĂ©ration dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il lâa consacrĂ©e dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprĂ©gnĂ©e de lâEsprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il lâa mĂ©langĂ©e au sang de son Fils, don de lâEsprit insĂ©parablement uni au don de la vie et de la mort de lâAgneau immolĂ© pour nous, et de son cĂŽtĂ© transpercĂ© il lâa rĂ©pandu sur nous (Jn 19,34). Câest dans cette eau que nous avons Ă©tĂ© immergĂ©s afin que, par sa puissance, nous puissions ĂȘtre greffĂ©s dans le Corps du Christ et quâavec Lui, nous ressuscitions Ă la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).
14. Comme nous lâa rappelĂ© le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant lâĂcriture, les PĂšres et la Liturgie â les piliers de la Tradition authentique â câest du cĂŽtĂ© du Christ endormi sur la croix quâest nĂ© lâadmirable sacrement de toute lâĂglise [4]. Le parallĂšle entre le premier et le nouvel Adam est Ă©tonnant : de mĂȘme que du cĂŽtĂ© du premier Adam, aprĂšs lâavoir plongĂ© dans un profond sommeil, Dieu a tirĂ© Eve, de mĂȘme du cĂŽtĂ© du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naĂźt la nouvelle Eve, lâEglise. LâĂ©tonnement pour nous rĂ©side dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam sâest appropriĂ© en regardant lâĂglise : « Cette fois, câest lâos de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et ĂȘtre descendus dans les eaux du baptĂȘme, nous sommes devenus lâos de ses os et la chair de sa chair.
15. Sans cette incorporation, il nây a aucune possibilitĂ© de vivre la plĂ©nitude du culte rendu Ă Dieu. En effet, il nây a quâun seul acte de culte parfait et agrĂ©able au PĂšre, Ă savoir lâobĂ©issance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer Ă son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». Câest le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Ăglise, le Corps mystique du Christ.
16. Nous devons au Concile â et au mouvement liturgique qui lâa prĂ©cĂ©dĂ© â la redĂ©couverte dâune comprĂ©hension thĂ©ologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de lâEglise. De mĂȘme que les principes gĂ©nĂ©raux Ă©noncĂ©s dans Sacrosanctum Concilium ont Ă©tĂ© fondamentaux pour la rĂ©forme de la liturgie, ils continuent Ă lâĂȘtre pour la promotion de cette cĂ©lĂ©bration pleine, consciente, active et fĂ©conde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie Ă©tant la « source premiĂšre et indispensable Ă laquelle les fidĂšles peuvent puiser lâauthentique esprit chrĂ©tien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute lâĂglise Ă redĂ©couvrir, Ă sauvegarder et Ă vivre la vĂ©ritĂ© et la force de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je voudrais que la beautĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne et ses consĂ©quences nĂ©cessaires dans la vie de lâĂglise ne soient pas dĂ©figurĂ©es par une comprĂ©hension superficielle et rĂ©ductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service dâune vision idĂ©ologique, quelle quâelle soit. La priĂšre sacerdotale de JĂ©sus Ă la derniĂšre CĂšne pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piĂ©tĂ©, signe dâunitĂ©, lien de charitĂ©. [5]
17. Jâai mis en garde Ă plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de lâĂglise, la « mondanitĂ© spirituelle » : jâen ai longuement parlĂ© dans lâExhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le nĂ©o-pĂ©lagianisme comme les deux modes reliĂ©s entre eux qui alimentent cette mondanitĂ© spirituelle.
Le premier rĂ©duit la foi chrĂ©tienne Ă un subjectivisme qui enferme lâindividu « dans lâimmanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).
Le second annule la valeur de la grĂące pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu à « un Ă©litisme narcissique et autoritaire oĂč, au lieu dâĂ©vangĂ©liser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter lâaccĂšs Ă la grĂące, on consomme de lâĂ©nergie Ă contrĂŽler »(Evangelii gaudium, n. 94).
Ces formes dĂ©formĂ©es de christianisme peuvent avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la vie de lâĂglise.
18. Il est Ă©vident, dâaprĂšs ce que jâai rappelĂ© ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature mĂȘme, lâantidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle Ă©videmment de la Liturgie dans son sens thĂ©ologique et certainement pas â Pie XII lâa dĂ©jĂ dit â comme un cĂ©rĂ©monial dĂ©coratif ou une simple somme de lois et de prĂ©ceptes rĂ©glant le culte [6].
19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous libĂšre de la prison dâune autorĂ©fĂ©rentialitĂ© nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, Lâaction cĂ©lĂ©brative nâappartient pas Ă lâindividu mais au Christ-Eglise, Ă la totalitĂ© des fidĂšles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de lâĂ©tendue de ce « nous » est toujours dĂ©moniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls Ă la recherche dâune connaissance individuelle prĂ©sumĂ©e du mystĂšre de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblĂ©e, pour nous conduire dans le mystĂšre que la Parole et les signes sacramentels nous rĂ©vĂšlent. Et elle le fait en cohĂ©rence avec lâaction de Dieu, en suivant le chemin de lâincarnation, Ă travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, lâespace et le temps.
20. Si le nĂ©o-pĂ©lagianisme nous enivre de la prĂ©somption dâun salut gagnĂ© par nos propres efforts, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous purifie en proclamant la gratuitĂ© du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique nâest pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frĂšres et sĆurs. Le dĂ©but de chaque cĂ©lĂ©bration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon pĂ©chĂ© et en mâinvitant Ă supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frĂšres et sĆurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes dâentrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour ĂȘtre sauvĂ©s (cf. Mt 8,8). Nous nâavons pas dâautre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur JĂ©sus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie nâa rien Ă voir avec un moralisme ascĂ©tique : câest le don de la PĂąque du Seigneur qui, accueilli avec docilitĂ©, rend notre vie nouvelle. On nâentre dans le cĂ©nacle que par la force dâattraction de son dĂ©sir de manger la PĂąque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).
Redécouvrir à chaque jour
la beauté de la vérité de la célébration chrétienne
21. Mais nous devons faire attention : pour que lâantidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandĂ© de redĂ©couvrir chaque jour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je me rĂ©fĂšre encore une fois au sens thĂ©ologique, comme lâa admirablement dĂ©crit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ rĂ©vĂ©lĂ© et donnĂ© dans son MystĂšre Pascal, rendu prĂ©sent et actif aujourdâhui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que lâEsprit, en nous plongeant dans le mystĂšre pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.
22. La redĂ©couverte continuelle de la beautĂ© de la liturgie nâest pas la poursuite dâun esthĂ©tisme rituel qui ne prend plaisir quâĂ soigner la formalitĂ© extĂ©rieure dâun rite ou se satisfait dâune scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement Ă approuver lâattitude opposĂ©e qui confond la simplicitĂ© avec une banalitĂ© dĂ©braillĂ©e, lâessentialitĂ© avec une superficialitĂ© ignorante, ou le caractĂšre concret de lâaction rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspĂ©rant.
23. Soyons clairs : tous les aspects de la cĂ©lĂ©bration doivent ĂȘtre soignĂ©s (espace, temps, gestes, paroles, objets, vĂȘtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent ĂȘtre respectĂ©es : une telle attention suffirait Ă ne pas priver lâassemblĂ©e de ce qui lui est dĂ», câest-Ă -dire le mystĂšre pascal cĂ©lĂ©brĂ© selon le rituel Ă©tabli par lâĂglise. Mais mĂȘme si la qualitĂ© et le bon dĂ©roulement de la cĂ©lĂ©bration Ă©taient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entiĂšre.
LâĂ©merveillement devant le mystĂšre pascal :
Ă©lĂ©ment essentiel de lâacte liturgique
24. Si notre Ă©merveillement pour le mystĂšre pascal rendu prĂ©sent dans le caractĂšre concret des signes sacramentels venait Ă manquer, nous risquerions vraiment dâĂȘtre impermĂ©ables Ă lâocĂ©an de grĂące qui inonde chaque cĂ©lĂ©bration. Les efforts, certes louables, pour amĂ©liorer la qualitĂ© de la cĂ©lĂ©bration ne suffisent pas, pas plus que lâappel Ă une plus grande intĂ©rioritĂ© : mĂȘme cette derniĂšre court le risque dâĂȘtre rĂ©duite Ă une subjectivitĂ© vide si elle nâaccueille pas la rĂ©vĂ©lation du mystĂšre chrĂ©tien. La rencontre avec Dieu nâest pas le fruit dâune recherche intĂ©rieure individuelle, mais un Ă©vĂ©nement donnĂ© : nous pouvons rencontrer Dieu Ă travers le fait nouveau de lâIncarnation qui, dans la derniĂšre CĂšne, va jusquâĂ dĂ©sirer ĂȘtre mangĂ© par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse Ă©chapper Ă la fascination de la beautĂ© de ce don ?
25. Quand je parle dâĂ©merveillement devant le MystĂšre pascal, je nâentends nullement ce que me semble parfois exprimer lâexpression vague de « sens du mystĂšre ». Câest parfois lâune des principales accusations prĂ©sumĂ©es contre la rĂ©forme liturgique. On dit que le sens du mystĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ© de la cĂ©lĂ©bration. LâĂ©merveillement dont je parle nâest pas une sorte de dĂ©sarroi devant une rĂ©alitĂ© obscure ou un rite Ă©nigmatique, mais câest, au contraire, lâĂ©merveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© dans la PĂąque de JĂ©sus (cf. Ep 1, 3-14) dont lâefficacitĂ© continue Ă nous atteindre dans la cĂ©lĂ©bration des « mystĂšres », câest-Ă -dire des sacrements. Il nâen reste pas moins vrai que la plĂ©nitude de la rĂ©vĂ©lation a, par rapport Ă notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement Ă la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si lâĂ©merveillement est vrai, il nây a aucun risque que nous ne percevions pas, mĂȘme dans la proximitĂ© voulue par lâIncarnation, lâaltĂ©ritĂ© de la prĂ©sence de Dieu. Si la rĂ©forme avait Ă©liminĂ© ce vague « sens du mystĂšre », ce serait une note de mĂ©rite plutĂŽt quâun acte dâaccusation. La beautĂ©, tout comme la vĂ©ritĂ©, suscite toujours lâadmiration et lorsquâelle est rapportĂ©e au mystĂšre de Dieu, elle conduit Ă lâadoration.
26. LâĂ©merveillement est une partie essentielle de lâacte liturgique car câest lâattitude de ceux qui se savent confrontĂ©s Ă la particularitĂ© des gestes symboliques ; câest lâĂ©merveillement de celui qui fait lâexpĂ©rience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas Ă se rĂ©fĂ©rer Ă un concept abstrait mais Ă contenir et Ă exprimer dans sa concrĂ©tude mĂȘme ce quâil signifie.
27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacitĂ© de vivre pleinement lâaction liturgique ? Tel Ă©tait lâobjectif de la rĂ©forme du Concile. Le dĂ©fi est trĂšs exigeant car lâhomme moderne â pas dans toutes les cultures au mĂȘme degrĂ© â a perdu la capacitĂ© de sâengager dans lâaction symbolique qui est une caractĂ©ristique essentielle de lâacte liturgique.
28. La post-modernitĂ© â dans laquelle lâhomme se sent encore plus perdu, sans rĂ©fĂ©rences dâaucune sorte, privĂ© de valeurs parce quâelles sont devenues indiffĂ©rentes, orphelin de tout, dans une fragmentation oĂč un horizon de sens semble impossible â est encore chargĂ©e du lourd hĂ©ritage que nous a laissĂ© lâĂ©poque prĂ©cĂ©dente, fait dâindividualisme et de subjectivisme (qui rappellent Ă nouveau le pĂ©lagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-mĂȘme, car la personne humaine est un esprit incarnĂ© et donc, en tant que tel, capable dâaction et de comprĂ©hension symboliques.
29. Câest avec cette rĂ©alitĂ© du monde moderne que lâĂglise, rĂ©unie en Concile, a voulu se confronter, en rĂ©affirmant sa conscience dâĂȘtre le sacrement du Christ, la lumiĂšre des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement Ă lâĂ©coute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espĂ©rances (Gaudium et spes) des hommes dâaujourdâhui. Les grandes Constitutions conciliaires sont insĂ©parables, et ce nâest pas un hasard si cet immense effort de rĂ©flexion du Conseil ĆcumĂ©nique â qui est la plus haute expression de la synodalitĂ© dans lâĂglise et dont je suis appelĂ©, avec vous tous, Ă ĂȘtre le gardien de la richesse â a commencĂ© par une rĂ©flexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).
30. En clĂŽturant la deuxiĂšme session du Concile (le 4 dĂ©cembre 1963), saint Paul VI sâest exprimĂ© ainsi :
« Cette discussion passionnĂ©e et complexe nâa dâailleurs pas Ă©tĂ© sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a Ă©tĂ© abordĂ© en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans lâĂglise, tant par sa nature que par sa dignitĂ© â Nous voulons parler de la sainte Liturgie â a trouvĂ© une heureuse conclusion et il est aujourdâhui promulguĂ© par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie vĂ©ritable, car dans la maniĂšre dont les choses se sont passĂ©es, Nous constatons le respect dâune juste Ă©chelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la premiĂšre place ; la priĂšre envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la premiĂšre source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la premiĂšre Ă©cole de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrĂ©tien uni Ă nous par la foi et la ferveur de ses priĂšres. Câest aussi une premiĂšre invitation au genre humain, afin que tous puissent dĂ©sormais Ă©lever leur voix muette dans une priĂšre bĂ©nie et authentique et faire ainsi lâexpĂ©rience de cette force indescriptible et rĂ©gĂ©nĂ©ratrice qui se trouve lorsquâils se joignent Ă nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cĆur humain par JĂ©sus-Christ et dans lâEsprit Saint ». [7]
31. Dans cette lettre, je ne peux pas mâattarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse Ă votre mĂ©ditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend lâaction de lâĂglise et, en mĂȘme temps, la source dâoĂč dĂ©coule toute son Ă©nergie » (Sacrosanctum Concilium, n.10), alors on comprend bien lâenjeu de la question liturgique. Il serait banal de lire les tensions, malheureusement prĂ©sentes autour de la cĂ©lĂ©bration, comme une simple divergence entre diffĂ©rentes sensibilitĂ©s envers une forme rituelle. La problĂ©matique est avant tout ecclĂ©siologique. Je ne vois pas comment on peut dire que lâon reconnaĂźt la validitĂ© du Concile â bien que je mâĂ©tonne quâun catholique puisse prĂ©tendre ne pas le faire â et ne pas accepter la rĂ©forme liturgique nĂ©e de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la rĂ©alitĂ© de la liturgie en lien intime avec la vision de lâĂglise admirablement dĂ©crite par Lumen Gentium. Pour cette raison â comme je lâai expliquĂ© dans la lettre envoyĂ©e Ă tous les Ă©vĂȘques â jâai estimĂ© quâil Ă©tait de mon devoir dâaffirmer que « les livres liturgiques promulguĂ©s par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformĂ©ment aux dĂ©crets du Concile Vatican II, sont lâunique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).
La non-acceptation de la rĂ©forme, ainsi quâune comprĂ©hension superficielle de celle-ci, nous dĂ©tournent de la tĂąche de trouver les rĂ©ponses Ă la question que je reviens Ă rĂ©pĂ©ter : comment pouvons-nous grandir dans la capacitĂ© de vivre pleinement lâaction liturgique? Comment continuer Ă nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la cĂ©lĂ©bration sous nos yeux? Nous avons besoin dâune formation liturgique sĂ©rieuse et vitale.
32. Revenons encore une fois au CĂ©nacle de JĂ©rusalem. Au matin de la PentecĂŽte naĂźt lâĂglise, cellule initiale de lâhumanitĂ© nouvelle. Seule la communautĂ© des hommes et des femmes – rĂ©conciliĂ©s parce que pardonnĂ©s, vivants parce quâIl est vivant, vrais parce quâhabitĂ©s par lâEsprit de vĂ©ritĂ© – peut ouvrir lâespace Ă©troit de lâindividualisme spirituel.
33. Câest la communautĂ© de la PentecĂŽte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscitĂ© des morts, prĂ©sent par sa parole, par ses gestes, par lâoffrande de son Corps et de son Sang. DĂšs lors, la cĂ©lĂ©bration devient le lieu privilĂ©giĂ© â mais pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que câest seulement par cette rencontre que lâhomme devient pleinement homme. Seule lâĂglise de la PentecĂŽte peut concevoir lâĂȘtre humain comme une personne, ouverte Ă une relation pleine et entiĂšre avec Dieu, avec la crĂ©ation et avec ses frĂšres et sĆurs.
34. Câest ici que se pose la question dĂ©cisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la premiĂšre tĂąche pratique Ă accomplir: portĂ©s par cette transformation intĂ©rieure de notre Ă©poque, nous devons rĂ©apprendre Ă vivre comme hommes en un rapport religieux » [8]. Câest ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons ĂȘtre formĂ©s. Guardini lui-mĂȘme nâhĂ©site pas Ă affirmer que sans formation liturgique, « les rĂ©formes des rites et des textes ne seront dâaucune aide » [9]. Je nâai pas lâintention de traiter maintenant de maniĂšre exhaustive le thĂšme trĂšs riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de rĂ©flexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La premiĂšre est fonctionnelle par rapport Ă la seconde qui est essentielle.
35. Il est nĂ©cessaire de trouver les canaux dâune formation Ă lâĂ©tude de la Liturgie. Depuis le dĂ©but du mouvement liturgique, beaucoup a Ă©tĂ© fait Ă cet Ă©gard, avec de prĂ©cieuses contributions de la part de chercheurs et dâinstitutions acadĂ©miques. NĂ©anmoins, il est important aujourdâhui de diffuser cette connaissance au-delĂ du milieu universitaire, de maniĂšre accessible, afin que chaque fidĂšle puisse grandir dans la connaissance du sens thĂ©ologique de la Liturgie. Câest la question dĂ©cisive, qui fonde tout type de comprĂ©hension et toute pratique liturgique. Elle fonde Ă©galement la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme, en aidant tous et chacun Ă acquĂ©rir la capacitĂ© de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.
36. Je pense au rythme rĂ©gulier de nos assemblĂ©es qui se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer lâEucharistie le jour du Seigneur, dimanche aprĂšs dimanche, PĂąques aprĂšs PĂąques, Ă des moments particuliers de la vie des personnes et des communautĂ©s, Ă tous les Ăąges de la vie. Les ministres ordonnĂ©s accomplissent une action pastorale de premiĂšre importance lorsquâils prennent les fidĂšles baptisĂ©s par la main pour les conduire dans lâexpĂ©rience rĂ©pĂ©tĂ©e de la PĂąque. Rappelons-nous toujours que câest lâĂglise, le Corps du Christ, qui est le sujet cĂ©lĂ©brant et non pas seulement le prĂȘtre. La connaissance qui dĂ©coule de lâĂ©tude nâest que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ©. Il est Ă©vident que pour pouvoir conduire leurs frĂšres et sĆurs, les ministres qui prĂ©sident lâassemblĂ©e doivent connaĂźtre le chemin tant en lâayant Ă©tudiĂ© sur lâitinĂ©raire de leurs Ă©tudes thĂ©ologiques mais aussi pour avoir frĂ©quentĂ© la liturgie dans la pratique effective dâune expĂ©rience de foi vivante, nourrie par la priĂšre â et certainement pas seulement comme une obligation Ă remplir. Le jour de son ordination, chaque prĂȘtre entend lâĂ©vĂȘque lui dire: « RĂ©alise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas cĂ©lĂ©brer, conforme ta vie au mystĂšre de la croix du Christ Seigneur ». [10]
37. Le plan dâĂ©tudes de la Liturgie dans les sĂ©minaires doit Ă©galement tenir compte de lâextraordinaire capacitĂ© quâa en elle-mĂȘme la cĂ©lĂ©bration actuelle dâoffrir une vision organique et unifiĂ©e de tout le savoir thĂ©ologique. Chaque discipline de la thĂ©ologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se rĂ©vĂšle et se rĂ©alise lâunitĂ© de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation thĂ©ologique dans les sĂ©minaires aurait certainement aussi des effets positifs dans lâaction pastorale Il nây a pas dâaspect de la vie ecclĂ©siale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le rĂ©sultat de programmes Ă©laborĂ©s, une pratique pastorale globale, organique et intĂ©grĂ©e est la consĂ©quence du fait de placer lâEucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communautĂ©. La comprĂ©hension thĂ©ologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout Ă©tait rĂ©duit Ă lâaspect cultuel. Une cĂ©lĂ©bration qui nâĂ©vangĂ©lise pas nâest pas authentique, de mĂȘme quâune annonce qui ne conduit pas Ă une rencontre avec le Seigneur ressuscitĂ© dans la cĂ©lĂ©bration nâest pas authentique Et puis lâune et lâautre, sans le tĂ©moignage de la charitĂ©, ne sont quâun cuivre qui rĂ©sonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).
38. Pour les ministres comme pour tous les baptisĂ©s, la formation liturgique dans son sens premier nâest pas quelque chose qui peut ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ© dĂ©passe notre capacitĂ© de le connaĂźtre, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec lâhumilitĂ© des petits, lâattitude qui ouvre Ă lâĂ©merveillement.
39. Une derniĂšre observation sur les sĂ©minaires : en plus dâun programme dâĂ©tudes, ils doivent aussi offrir la possibilitĂ© de vivre une cĂ©lĂ©bration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une vĂ©ritable communion avec Dieu, cette mĂȘme communion vers laquelle doit tendre la connaissance thĂ©ologique. Seule lâaction de lâEsprit peut parfaire notre connaissance du mystĂšre de Dieu, qui nâest pas une question de comprĂ©hension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expĂ©rience est fondamentale pour que les sĂ©minaristes, une fois devenus ministres ordonnĂ©s, puissent accompagner les communautĂ©s sur le mĂȘme chemin de connaissance du mystĂšre de Dieu, qui est le mystĂšre de lâamour.
40. Cette derniĂšre considĂ©ration nous amĂšne Ă rĂ©flĂ©chir sur le deuxiĂšme sens que nous pouvons comprendre dans lâexpression « formation liturgique ». Je me rĂ©fĂšre au fait que nous sommes formĂ©s, chacun selon sa vocation, Ă partir de la participation Ă la cĂ©lĂ©bration liturgique. MĂȘme la connaissance qui vient des Ă©tudes, dont je parlais tout Ă lâheure, pour quâelle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir Ă rĂ©aliser lâaction formatrice de la Liturgie elle-mĂȘme en chaque croyant dans le Christ.
41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaĂźt clairement que la connaissance du mystĂšre du Christ, question dĂ©cisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation mentale dâune idĂ©e quelconque, mais en un engagement existentiel rĂ©el avec sa personne. En ce sens, la liturgie nâa pas pour objet la « connaissance », et sa portĂ©e nâest pas essentiellement pĂ©dagogique, mĂȘme si elle a une grande valeur pĂ©dagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutĂŽt une louange, une action de grĂące pour la PĂąque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La cĂ©lĂ©bration concerne la rĂ©alitĂ© de notre docilitĂ© Ă lâaction de lâEsprit qui opĂšre par elle jusquâĂ ce que le Christ soit formĂ© en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le rĂ©pĂšte : il ne sâagit pas dâun processus mental abstrait, mais de devenir Lui. Câest dans ce but quâest donnĂ© lâEsprit, dont lâaction est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisĂ©s appelĂ©s Ă devenir toujours plus ce qui a Ă©tĂ© reçu comme don au BaptĂȘme, Ă savoir ĂȘtre membre du Corps du Christ. LĂ©on le Grand Ă©crit: « Notre participation au Corps et au Sang du Christ nâa dâautre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons ». [11]
42. Cet engagement existentiel se produit â en continuitĂ© et en cohĂ©rence avec la mĂ©thode de lâIncarnation â de maniĂšre sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont lâexact opposĂ© des abstractions spirituelles : le pain, le vin, lâhuile, lâeau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, lâespace, le mouvement, lâaction, lâordre, le temps, la lumiĂšre. Toute la crĂ©ation est une manifestation de lâamour de Dieu, et Ă partir du moment oĂč ce mĂȘme amour sâest manifestĂ© dans sa plĂ©nitude dans la croix de JĂ©sus, toute la crĂ©ation a Ă©tĂ© attirĂ©e vers lui. Câest toute la crĂ©ation qui est assumĂ©e pour ĂȘtre mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarnĂ©, crucifiĂ©, mort, ressuscitĂ©, montĂ© vers le PĂšre. Câest ce que chantent la priĂšre sur lâeau des fonts baptismaux, mais aussi la priĂšre sur lâhuile du saint chrĂȘme et les paroles pour la prĂ©sentation du pain et du vin â tous fruits de la terre et du travail de lâhomme.
43. La liturgie rend gloire Ă Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose Ă la beautĂ© de la lumiĂšre inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non plus ajouter Ă la perfection du chant angĂ©lique qui rĂ©sonne Ă©ternellement dans les demeures cĂ©lestes. La Liturgie rend gloire Ă Dieu parce quâelle nous permet â ici, sur la terre â de voir Dieu dans la cĂ©lĂ©bration des mystĂšres et, en le voyant, de reprendre vie par sa PĂąque. Nous, qui Ă©tions morts par nos pĂ©chĂ©s et qui avons Ă©tĂ© rendus Ă la vie avec le Christ â nous sommes la gloire de Dieu. Câest par la grĂące que nous avons Ă©tĂ© sauvĂ©s (cf. Ep 2, 5) IrĂ©nĂ©e, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est lâhomme vivant, et la vie de lâhomme consiste dans la vision de Dieu : si dĂ©jĂ la rĂ©vĂ©lation de Dieu par la crĂ©ation donne la vie Ă tous les ĂȘtres vivant sur terre, combien plus la manifestation du PĂšre par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu! ». [12]
44. Guardini Ă©crit : « Câest ainsi que sâĂ©bauche la premiĂšre tĂąche du travail de formation liturgique: lâhomme doit retrouver sa puissance symbolique ». [13] Câest une responsabilitĂ© pour tous, pour les ministres ordonnĂ©s comme pour les fidĂšles. La tĂąche nâest pas facile car lâhomme moderne est devenu analphabĂšte, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne Ă peine lâexistence. Cela se produit Ă©galement avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce quâil est une union intime de lâĂąme et du corps ; il est la visibilitĂ© de lâĂąme spirituelle dans lâordre corporel ; et en cela consiste lâunicitĂ© humaine, la spĂ©cificitĂ© de la personne irrĂ©ductible Ă toute autre forme dâĂȘtre vivant. Notre ouverture au transcendant, Ă Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaĂźtre nous conduit inĂ©vitablement non seulement Ă une mĂ©connaissance de Dieu mais aussi Ă une mĂ©connaissance de nous-mĂȘmes. Il suffit de regarder la maniĂšre paradoxale dont le corps est traitĂ©, Ă un moment soignĂ© de maniĂšre presque obsessionnelle, inspirĂ© par le mythe de lâĂ©ternelle jeunesse, et Ă un autre moment rĂ©duisant le corps Ă une matĂ©rialitĂ© Ă laquelle on refuse toute dignitĂ©. Le fait est que lâon ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-mĂȘme. Tout symbole est Ă la fois puissant et fragile. Sâil nâest pas respectĂ©, sâil nâest pas traitĂ© pour ce quâil est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.
Nous nâavons plus le regard de saint François qui regardait le soleil â quâil appelait frĂšre parce quâil le sentait ainsi â le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, Ă©merveillĂ©, chantait : de te Altissimu, porta significatione. [14] Le fait dâavoir perdu la capacitĂ© de saisir la valeur symbolique du corps et de toute crĂ©ature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible Ă la mentalitĂ© moderne. Et pourtant, il ne peut ĂȘtre question de renoncer Ă ce langage. On ne peut y renoncer parce que câest ainsi que la Sainte TrinitĂ© a choisi de nous atteindre Ă travers la chair du Verbe. Il sâagit plutĂŽt de retrouver la capacitĂ© dâutiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgrĂ© les mĂ©faits du matĂ©rialisme et du spiritualisme â tous deux nĂ©gateurs de lâunitĂ© de lâĂąme et du corps â elle est toujours prĂȘte Ă resurgir, comme toute vĂ©ritĂ©.
45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous Ă nouveau savoir les lire et ĂȘtre capables de les vivre ? Nous savons bien que la cĂ©lĂ©bration des sacrements, par la grĂące de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une maniĂšre adĂ©quate de se situer par rapport au langage de la cĂ©lĂ©bration. Une « lecture » symbolique nâest pas une connaissance mentale, ni lâacquisition de concepts, mais plutĂŽt une expĂ©rience vitale.
46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la crĂ©ation. Je veux dire que les choses â les sacrements « sont faits » de choses â viennent de Dieu. Câest vers Lui quâelles sont orientĂ©es, et câest par Lui quâelles ont Ă©tĂ© assumĂ©es, et assumĂ©es de maniĂšre particuliĂšre dans lâIncarnation, afin de devenir des instruments de salut, des vĂ©hicules de lâEsprit, des canaux de la grĂące. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matĂ©rialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de lâaction sacramentelle qui rĂ©alise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur prĂ©sence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. DĂšs le dĂ©but, les choses créées contiennent le germe de la grĂące sanctifiante des sacrements.
47. Toujours en pensant Ă la maniĂšre dont la Liturgie nous forme, une autre question dĂ©cisive est lâĂ©ducation nĂ©cessaire pour pouvoir acquĂ©rir lâattitude intĂ©rieure qui nous permettra dâutiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de lâexprimer dâune maniĂšre simple. Je pense aux parents, ou plus peut-ĂȘtre, aux grands-parents, mais aussi Ă nos pasteurs et catĂ©chistes. Beaucoup dâentre nous ont appris dâeux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, lâagenouillement, les formules de notre foi. Peut-ĂȘtre nâavons-nous pas de souvenir rĂ©el de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste dâune grande main qui prend la petite main dâun enfant et lâaccompagne lentement en traçant pour la premiĂšre fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient sâapproprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du PĂšre… et du Fils… et du Saint-Esprit⊠Amen. » Et puis la main de lâenfant est laissĂ©e seule, et on la regarde rĂ©pĂ©ter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consignĂ©, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul lâEsprit sait lui donner. DĂšs lors, ce geste, sa force symbolique, est Ă nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formĂ©s par lui. Il nâest pas nĂ©cessaire de faire beaucoup de discours ici. Il nâest pas nĂ©cessaire dâavoir tout compris dans ce geste. Ce quâil faut, câest ĂȘtre petit, Ă la fois dans lâenvoi et dans la rĂ©ception. Le reste est lâĆuvre de lâEsprit. Câest ainsi que nous sommes initiĂ©s au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dĂ©pouiller dâune telle richesse. En grandissant, nous aurons dâautres moyens de comprendre, mais toujours Ă condition de rester petits.
48. Lâars celebrandi, lâart de cĂ©lĂ©brer, est certainement lâune des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croĂźtre dans une comprĂ©hension vitale de ceux-ci. Cette expression est Ă©galement sujette Ă diffĂ©rentes interprĂ©tations. Son sens devient clair si elle est comprise en rĂ©fĂ©rence au sens thĂ©ologique de la Liturgie dĂ©crit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel jâai dĂ©jĂ fait rĂ©fĂ©rence Ă plusieurs reprises. Lâars celebrandi ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă la simple observation dâun systĂšme de rubriques, et il faut encore moins le considĂ©rer comme une crĂ©ativitĂ© imaginative – parfois sauvage – sans rĂšgles. Le rite est en soi une norme, et la norme nâest jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service dâune rĂ©alitĂ© supĂ©rieure quâelle entend protĂ©ger.
49. Comme dans tout art, lâars celebrandi requiert diffĂ©rents types de connaissances.
Tout dâabord, il faut comprendre le dynamisme qui se dĂ©ploie Ă travers la liturgie. Lâaction de la cĂ©lĂ©bration est le lieu oĂč, par le biais du mĂ©morial, le mystĂšre pascal est rendu prĂ©sent afin que les baptisĂ©s, par leur participation, puissent en faire lâexpĂ©rience dans leur propre vie. Sans cette comprĂ©hension, la cĂ©lĂ©bration tombe facilement dans le souci de lâextĂ©rieur (plus ou moins raffinĂ©) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides).
Ensuite, il est nĂ©cessaire de savoir comment lâEsprit Saint agit dans chaque cĂ©lĂ©bration. Lâart de cĂ©lĂ©brer doit ĂȘtre en harmonie avec lâaction de lâEsprit. Câest seulement ainsi quâil sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goĂ»ts individuels. Ce nâest quâainsi quâil sera libre de lâinvasion dâĂ©lĂ©ments culturels assumĂ©s sans discernement et qui nâont rien Ă voir avec une comprĂ©hension correcte de lâinculturation.
Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particuliÚre, son efficacité.
50. De ces brĂšves indications, il devrait ĂȘtre clair que lâart de la cĂ©lĂ©bration ne sâimprovise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de lâinspiration, qui est une forme positive de possession. Le vĂ©ritable artiste ne possĂšde pas un art, mais il est possĂ©dĂ© par lui. On nâapprend pas lâart de faire la fĂȘte en frĂ©quentant un cours dâart oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais quâobserver les effets.) Tout outil peut ĂȘtre utile, mais il doit ĂȘtre au service de la nature de la liturgie et de lâaction de lâEsprit Saint. Il faut un dĂ©vouement assidu Ă la cĂ©lĂ©bration, permettant Ă la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme de nous transmettre son art. Guardini Ă©crit : « Nous devons comprendre Ă quel point nous nous sommes profondĂ©ment enlisĂ©s dans lâindividualisme et le subjectivisme ; Ă quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien Ă©troite est devenue la dimension de notre vie religieuse. Lâardent dĂ©sir de cultiver un grand style de priĂšre doit Ă nouveau sâĂ©veiller ; la volontĂ© dâessentialitĂ© doit aussi revivre dans la priĂšre. La voie Ă suivre pour y arriver est celle de la discipline ; du renoncement aux satisfactions faciles et sans effort ; du travail rigoureux, accompli dans lâobĂ©issance Ă lâĂglise, pour notre conduite et notre ĂȘtre religieux ». [15] Câest ainsi que lâon apprend lâart de cĂ©lĂ©brer.
51. En parlant de ce thĂšme, nous sommes enclins Ă penser quâil ne concerne que les ministres ordonnĂ©s qui exercent le service de la prĂ©sidence. Mais en fait, il sâagit dâune attitude que tous les baptisĂ©s sont appelĂ©s Ă vivre. Je pense Ă tous les gestes et Ă toutes les paroles qui appartiennent Ă lâassemblĂ©e : se rassembler, marcher en procession, sâasseoir, se tenir debout, sâagenouiller, chanter, se taire, acclamer, regarder, Ă©couter. Ce sont autant de façons par lesquelles lâassemblĂ©e, comme un seul homme (Ne 8,1), participe Ă la cĂ©lĂ©bration. Effectuer tous ensemble le mĂȘme geste, parler tous dâune seule voix, cela transmet Ă chaque individu lâĂ©nergie de toute lâassemblĂ©e. Il sâagit dâune uniformitĂ© qui non seulement ne mortifie pas mais, au contraire, Ă©duque le fidĂšle individuel Ă dĂ©couvrir lâunicitĂ© authentique de sa personnalitĂ© non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience dâĂȘtre un seul corps. Il ne sâagit pas de suivre un livre de bonnes maniĂšres liturgiques. Il sâagit plutĂŽt dâune « discipline » â au sens oĂč lâentend Guardini â qui, si elle est observĂ©e, nous forme authentiquement. Ce sont des gestes et des paroles qui mettent de lâordre dans notre monde intĂ©rieur en nous faisant vivre certains sentiments, attitudes, comportements. Ils ne sont pas lâexplication dâun idĂ©al que nous cherchons Ă nous laisser inspirer, mais ils sont au contraire une action qui engage le corps dans sa totalitĂ©, câest-Ă -dire dans son ĂȘtre unitĂ© de corps et dâĂąme.
52. Parmi les gestes rituels qui appartiennent Ă lâensemble de lâassemblĂ©e, le silence occupe une place dâimportance absolue. Bien souvent, il est expressĂ©ment prescrit dans les rubriques. Toute la cĂ©lĂ©bration eucharistique est immergĂ©e dans le silence qui prĂ©cĂšde son dĂ©but et qui marque chaque moment de son dĂ©roulement rituel. En effet, il est prĂ©sent dans lâacte pĂ©nitentiel, aprĂšs lâinvitation « Prions », dans la Liturgie de la Parole (avant les lectures, entre les lectures et aprĂšs lâhomĂ©lie), dans la priĂšre eucharistique, aprĂšs la communion. [16] Un tel silence nâest pas un havre intĂ©rieur dans lequel se cacher dans une sorte dâisolement intime, comme si on laissait derriĂšre soi la forme rituelle comme une distraction. Ce type de silence contredirait lâessence mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration. Le silence liturgique est quelque chose de beaucoup plus grand : il est le symbole de la prĂ©sence et de lâaction de lâEsprit Saint qui anime toute lâaction de la cĂ©lĂ©bration. Câest pourquoi il constitue un point dâarrivĂ©e dans une sĂ©quence liturgique. Câest prĂ©cisĂ©ment parce quâelle est un symbole de lâEsprit quâelle a le pouvoir dâexprimer lâaction multiforme de lâEsprit. Ainsi, en reprenant les moments que je viens de mentionner, le silence conduit Ă la douleur du pĂ©chĂ© et au dĂ©sir de conversion. Il Ă©veille la disponibilitĂ© Ă lâĂ©coute de la Parole et Ă©veille la priĂšre. Il nous dispose Ă adorer le Corps et le Sang du Christ. Il suggĂšre Ă chacun, dans lâintimitĂ© de la communion, ce que lâEsprit veut opĂ©rer dans nos vies pour nous conformer au Pain rompu. Pour toutes ces raisons, nous sommes appelĂ©s Ă accomplir avec un soin extrĂȘme le geste symbolique du silence. Ă travers lui, lâEsprit nous donne forme.
53. Chaque geste, chaque parole contient une action prĂ©cise qui est toujours nouvelle parce quâelle rencontre un moment toujours nouveau de notre propre vie. Je vais expliquer ce que je veux dire par un exemple simple. Nous nous agenouillons pour demander pardon, pour plier notre orgueil, pour remettre Ă Dieu nos larmes, pour implorer son intervention, pour le remercier dâun cadeau reçu. Câest toujours le mĂȘme geste qui, au fond, dĂ©clare notre propre petitesse en prĂ©sence de Dieu. NĂ©anmoins, accompli Ă diffĂ©rents moments de notre vie, il façonne nos profondeurs intĂ©rieures et se manifeste ensuite extĂ©rieurement dans notre relation avec Dieu et avec nos frĂšres et sĆurs. Aussi lâagenouillement doit ĂȘtre fait avec art, câest-Ă -dire avec une pleine conscience de son sens symbolique et du besoin que nous avons de ce geste pour exprimer notre maniĂšre dâĂȘtre en prĂ©sence du Seigneur. Et si tout cela est vrai pour ce simple geste, combien plus le sera-t-il pour la cĂ©lĂ©bration de la Parole ? Quel art sommes-nous appelĂ©s Ă apprendre pour proclamer la Parole, pour lâĂ©couter, pour la laisser inspirer notre priĂšre, pour la faire devenir notre vie ? Tout cela est digne de la plus grande attention, non pas formelle ou simplement extĂ©rieure, mais vivante et intĂ©rieure, afin que chaque geste et chaque parole de la cĂ©lĂ©bration, exprimĂ©s avec « art », forment la personnalitĂ© chrĂ©tienne de chaque individu et de la communautĂ©.
54. Sâil est vrai que lâars celebrandi est exigĂ© de toute lâassemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre, il est Ă©galement vrai que les ministres ordonnĂ©s doivent y porter une attention toute particuliĂšre. En visitant des communautĂ©s chrĂ©tiennes, jâai remarquĂ© que leur maniĂšre de vivre la cĂ©lĂ©bration liturgique est conditionnĂ©e â pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire â par la façon dont leur pasteur prĂ©side lâassemblĂ©e. On pourrait dire quâil existe diffĂ©rents « modĂšles » de prĂ©sidence. Voici une liste possible dâapproches qui, bien quâopposĂ©es lâune Ă lâautre, caractĂ©risent une maniĂšre de prĂ©sider certainement inadĂ©quate : une austĂ©ritĂ© rigide ou une crĂ©ativitĂ© exaspĂ©rante, un mysticisme spiritualisant ou un fonctionnalisme pratique, une vivacitĂ© prĂ©cipitĂ©e ou une lenteur exagĂ©rĂ©e, une insouciance nĂ©gligĂ©e ou une minutie excessive, une amabilitĂ© surabondante ou une impassibilitĂ© sacerdotale. MalgrĂ© la grande variĂ©tĂ© de ces exemples, je pense que lâinadĂ©quation de ces modĂšles de prĂ©sidence a une racine commune : un personnalisme exacerbĂ© du style de cĂ©lĂ©bration qui exprime parfois une manie mal dissimulĂ©e dâĂȘtre le centre de lâattention. Cela devient souvent plus Ă©vident lorsque nos cĂ©lĂ©brations sont transmises par voie hertzienne ou en ligne, ce qui nâest pas toujours opportun et nĂ©cessite une rĂ©flexion plus approfondie. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les comportements les plus rĂ©pandus, mais il nâest pas rare que des assemblĂ©es souffrent dâĂȘtre ainsi abusĂ©es.
55. Il y aurait beaucoup Ă dire sur lâimportance et la dĂ©licatesse de la prĂ©sidence. Ă plusieurs reprises, je me suis attardĂ© sur la tĂąche exigeante que reprĂ©sente la prĂ©dication de lâhomĂ©lie. [17] Je vais maintenant me limiter Ă quelques considĂ©rations plus larges, en voulant Ă nouveau rĂ©flĂ©chir avec vous sur la maniĂšre dont nous sommes formĂ©s par la Liturgie. Je pense au rythme rĂ©gulier des messes dominicales dans nos communautĂ©s, et je mâadresse donc aux prĂȘtres, mais implicitement Ă tous les ministres ordonnĂ©s.
56. Le prĂȘtre vit sa participation caractĂ©ristique Ă la cĂ©lĂ©bration en vertu du don reçu dans le sacrement de lâOrdre, et celle-ci sâexprime prĂ©cisĂ©ment dans la prĂ©sidence. Comme tous les rĂŽles quâil est appelĂ© Ă remplir, il ne sâagit pas en premier lieu dâun devoir qui lui est assignĂ© par la communautĂ©, mais plutĂŽt dâune consĂ©quence de lâeffusion de lâEsprit Saint reçue lors de lâordination, qui le rend apte Ă une telle tĂąche. Le prĂȘtre aussi est formĂ© par le fait quâil prĂ©side lâassemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre.
57. Pour que ce service soit bien fait â et mĂȘme avec art ! â il est dâune importance fondamentale que le prĂȘtre ait tout dâabord une conscience aiguĂ« dâĂȘtre, par la misĂ©ricorde de Dieu, une prĂ©sence particuliĂšre du Seigneur ressuscitĂ©. Le ministre ordonnĂ© est lui-mĂȘme lâun des modes de prĂ©sence du Seigneur qui rendent lâassemblĂ©e chrĂ©tienne unique, diffĂ©rente de toute autre assemblĂ©e (cf. Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » â au sens large â Ă tous les gestes et paroles de celui qui prĂ©side. LâassemblĂ©e a le droit de pouvoir sentir dans ces gestes et ces paroles le dĂ©sir que le Seigneur a, aujourdâhui comme Ă la derniĂšre CĂšne, de continuer Ă manger la PĂąque avec nous. Câest donc le Seigneur RessuscitĂ© qui est le protagoniste, et certainement pas nos immaturitĂ©s qui cherchent, en assumant un rĂŽle et une attitude, une prĂ©sentabilitĂ© quâelles ne peuvent avoir. Le prĂȘtre lui-mĂȘme devrait ĂȘtre submergĂ© par ce dĂ©sir de communion que le Seigneur a envers chacun. Câest comme sâil Ă©tait placĂ© au milieu entre le cĆur brĂ»lant de lâamour de JĂ©sus et le cĆur de chaque croyant, objet de son amour. PrĂ©sider lâEucharistie, câest ĂȘtre plongĂ© dans la fournaise de lâamour de Dieu. Lorsquâil nous sera donnĂ© de comprendre cette rĂ©alitĂ©, ou mĂȘme simplement dâen avoir lâintuition, nous nâaurons certainement plus besoin dâun Directoire qui nous imposerait le comportement adĂ©quat. Si nous en avons besoin, câest Ă cause de la duretĂ© de notre cĆur. La norme la plus Ă©levĂ©e, et donc la plus exigeante, est la rĂ©alitĂ© mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration eucharistique, qui sĂ©lectionne les mots, les gestes, les sentiments qui nous feront comprendre si notre usage de ceux-ci est ou non Ă la hauteur de la rĂ©alitĂ© quâils servent. Il est Ă©vident que cela ne sâimprovise pas. Câest un art. Cela demande de la part du prĂȘtre de lâapplication, un entretien assidu du feu de lâamour du Seigneur quâil est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12,49).
58. Lorsque la premiĂšre communautĂ© rompt le pain en obĂ©issant au commandement du Seigneur, elle le fait sous le regard de Marie qui accompagne les premiers pas de lâĂglise : â Tous Ă©taient assidus Ă la priĂšre, avec des femmes, avec Marie la mĂšre de JĂ©sus â (Ac 1,14). La Vierge MĂšre « veille » sur les gestes de son Fils confiĂ©s aux apĂŽtres. Comme elle lâa fait aprĂšs les paroles de lâange Gabriel, elle protĂšge Ă nouveau dans son sein, ces gestes qui font/forment le corps de son Fils. Le prĂȘtre, qui rĂ©pĂšte ces gestes en vertu du don reçu dans le sacrement de lâOrdre, est lui-mĂȘme protĂ©gĂ© dans le sein de la Vierge. Avons-nous vraiment besoin ici dâune rĂšgle pour nous dire comment nous devons agir ?
59. Devenus des instruments pour allumer le feu de lâamour du Seigneur sur la terre, protĂ©gĂ©s dans le sein de Marie, Vierge faite Ăglise (comme le chantait saint François), les prĂȘtres doivent laisser lâEsprit Saint agir sur eux, pour mener Ă bien lâĆuvre quâil a commencĂ©e en eux lors de leur ordination. Lâaction de lâEsprit leur offre la possibilitĂ© dâexercer leur ministĂšre de prĂ©sidence de lâassemblĂ©e eucharistique avec la crainte de Pierre, conscient dâĂȘtre pĂ©cheur (Lc 5,1-11), avec la puissante humilitĂ© du serviteur souffrant (cf. Is 42ss), avec le dĂ©sir « dâĂȘtre mangĂ© » par les personnes qui leur sont confiĂ©es dans lâexercice quotidien du ministĂšre.
60. Câest la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme qui Ă©duque le prĂȘtre Ă ce niveau et Ă cette qualitĂ© de prĂ©sidence. Il ne sâagit pas, je le rĂ©pĂšte, dâune adhĂ©sion mentale, mĂȘme si tout notre esprit ainsi que toute notre sensibilitĂ© doivent y ĂȘtre engagĂ©s. Ainsi, le prĂȘtre se forme en prĂ©sidant les paroles et les gestes que la liturgie met sur ses lĂšvres et dans ses mains.
Il nâest pas assis sur un trĂŽne [18] car le Seigneur rĂšgne avec lâhumilitĂ© de celui qui sert.
Il ne dĂ©tourne pas lâattention de la centralitĂ© de lâautel, symbole du Christ, car câest de son cĂŽtĂ© transpercĂ© quâil laissa couler lâeau et le sang, source des sacrements de lâĂglise et le centre de notre louange et de notre action de grĂące. [19]
En sâapprochant de lâautel pour lâoffrande, le prĂȘtre est Ă©duquĂ© Ă lâhumilitĂ© et Ă la contrition par les paroles : « Le cĆur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grĂące devant toi, Seigneur notre Dieu ». [20]
Il ne peut pas compter sur lui-mĂȘme pour le ministĂšre qui lui est confiĂ©, car la Liturgie lâinvite Ă prier pour ĂȘtre purifiĂ© par le signe de lâeau, lorsquâil dit : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, et purifie-moi de mon pĂ©chĂ© ». [21]
Les mots que la Liturgie place sur ses lĂšvres ont des contenus diffĂ©rents qui exigent des tonalitĂ©s spĂ©cifiques. Lâimportance de ces paroles exige du prĂȘtre un vĂ©ritable ars dicendi. Celles-ci donnent forme Ă ses sentiments intĂ©rieurs, tantĂŽt dans la supplication du PĂšre au nom de lâassemblĂ©e, tantĂŽt dans lâexhortation adressĂ©e Ă lâassemblĂ©e, tantĂŽt dans lâacclamation dâune seule voix avec toute lâassemblĂ©e.
Dans la priĂšre eucharistique â Ă laquelle participent aussi tous les baptisĂ©s, en Ă©coutant avec rĂ©vĂ©rence et en silence, et en intervenant dans les acclamations [22] â celui qui prĂ©side a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant le PĂšre lâoffrande de son Fils dans la derniĂšre CĂšne, afin que ce don immense soit rendu nouvellement prĂ©sent sur lâautel. Ă cette offrande, il participe par lâoffrande de lui-mĂȘme. Le prĂȘtre ne peut pas raconter la CĂšne au PĂšre sans y participer lui-mĂȘme. Il ne peut pas dire : « Prenez, et mangez-en tous : ceci est mon Corps livrĂ© pour vous », et ne pas vivre le mĂȘme dĂ©sir dâoffrir son propre corps, sa propre vie, pour le peuple qui lui est confiĂ©. Câest ce qui se passe dans lâexercice de son ministĂšre.
De tout cela et de beaucoup dâautres choses, le prĂȘtre est continuellement formĂ© par lâaction cĂ©lĂ©brative.
* * *
61. Dans cette lettre, jâai voulu simplement partager quelques rĂ©flexions qui nâĂ©puisent certainement pas lâimmense trĂ©sor de la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres. Je demande Ă tous les Ă©vĂȘques, prĂȘtres et diacres, aux formateurs des sĂ©minaires, aux enseignants des facultĂ©s et des Ă©coles de thĂ©ologie, Ă tous les catĂ©chistes dâaider le saint peuple de Dieu Ă puiser dans ce qui est la premiĂšre source de la spiritualitĂ© chrĂ©tienne. Nous sommes appelĂ©s Ă redĂ©couvrir sans cesse la richesse des principes gĂ©nĂ©raux exposĂ©s dans les premiers numĂ©ros de Sacrosanctum concilium, en saisissant le lien intime entre cette premiĂšre constitution du Concile et toutes les autres. Câest pourquoi nous ne pouvons pas revenir Ă cette forme rituelle que les PĂšres du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former, approuvant, sous la conduite de lâEsprit Saint et suivant leur conscience de pasteurs, les principes dâoĂč est nĂ©e la rĂ©forme. Les saints Pontifes Paul VI et Jean Paul II, en approuvant les livres liturgiques rĂ©formĂ©s ex decreto Sacrosancti Ćcumenici Concilii Vaticani II, ont garanti la fidĂ©litĂ© de la rĂ©forme du Concile. Câest pour cette raison que jâai Ă©crit Traditionis custodes, afin que lâĂglise puisse Ă©lever, dans la variĂ©tĂ© de tant de langues, une seule et mĂȘme priĂšre capable dâexprimer son unitĂ© [23]. Comme je lâai dĂ©jĂ Ă©crit, jâentends que cette unitĂ© soit rĂ©tablie dans toute lâĂglise de rite romain.
62. Je voudrais que cette lettre nous aide Ă raviver notre Ă©merveillement pour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne, Ă nous rappeler la nĂ©cessitĂ© dâune authentique formation liturgique, et Ă reconnaĂźtre lâimportance dâun art de cĂ©lĂ©brer qui soit au service de la vĂ©ritĂ© du MystĂšre Pascal et de la participation de tous les baptisĂ©s Ă celui-ci, chacun selon sa vocation.
Toute cette richesse nâest pas loin de nous. Elle est dans nos Ă©glises, dans nos fĂȘtes chrĂ©tiennes, dans la centralitĂ© du Dimanche, Jour du Seigneur, dans la force des sacrements que nous cĂ©lĂ©brons. La vie chrĂ©tienne est un parcours continuel de croissance. Nous sommes appelĂ©s Ă nous laisser former dans la joie et dans la communion.
63. Câest pourquoi, je dĂ©sire vous laisser une autre indication Ă suivre sur notre chemin. Je vous invite Ă redĂ©couvrir le sens de lâannĂ©e liturgique et du Jour du Seigneur: cela aussi est une consigne du Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, nn.102-111).
64. Ă la lumiĂšre de ce que nous avons rappelĂ© ci-dessus, nous comprenons que lâannĂ©e liturgique est lâoccasion pour nous de grandir dans notre connaissance du mystĂšre du Christ, en plongeant nos vies dans le mystĂšre de sa PĂąque, dans lâattente de son retour dans la gloire. Il sâagit dâune vĂ©ritable formation permanente. Notre vie nâest pas une sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements alĂ©atoires et chaotiques, qui se succĂšdent les uns aux autres. Il sâagit plutĂŽt dâun itinĂ©raire prĂ©cis qui, dâune cĂ©lĂ©bration annuelle de PĂąques Ă une autre, nous rend conformes Ă Lui, dans lâattente que se rĂ©alise cette bienheureuse espĂ©rance : lâavĂšnement de JĂ©sus Christ, notre Sauveur [24].
65. Au fur et Ă mesure que sâĂ©coule le temps rendu nouveau par sa PĂąque, lâĂglise cĂ©lĂšbre chaque huitiĂšme jour, dans le jour du Seigneur, lâĂ©vĂ©nement de notre salut. Le dimanche, avant dâĂȘtre un prĂ©cepte, est un don que Dieu fait Ă son peuple ; et pour cette raison lâEglise le sauvegarde par un prĂ©cepte. La cĂ©lĂ©bration dominicale offre Ă la communautĂ© chrĂ©tienne la possibilitĂ© dâĂȘtre formĂ©e par lâEucharistie. De dimanche en dimanche, la parole du Seigneur ressuscitĂ© illumine notre existence, en voulant atteindre en nous la fin pour laquelle elle a Ă©tĂ© envoyĂ©e. (Cf. Is 55,10-11) De dimanche en dimanche, la communion au Corps et au Sang du Christ veut faire de notre vie aussi un sacrifice agrĂ©able au PĂšre, dans la communion fraternelle du partage, de lâhospitalitĂ©, du service. De dimanche en dimanche, lâĂ©nergie du Pain rompu nous soutient dans lâannonce de lâĂvangile dans lequel se manifeste lâauthenticitĂ© de notre cĂ©lĂ©bration
Abandonnons nos polĂ©miques pour Ă©couter ensemble ce que lâEsprit dit Ă lâEglise. Sauvegardons notre communion. Continuons Ă nous Ă©merveiller de la beautĂ© de la liturgie. La PĂąque nous a Ă©tĂ© donnĂ©e. Laissons-nous protĂ©ger par le dĂ©sir que le Seigneur continue dâavoir de manger sa PĂąque avec nous. Sous le regard de Marie, MĂšre de lâEglise.
DonnĂ© Ă Rome, prĂšs Saint Jean de Latran, le 29 juin, solennitĂ© des saints Pierre et Paul, apĂŽtres, en lâan 2022, la dixiĂšme annĂ©e de mon pontificat.
FRANĂOIS
Â
LâhumanitĂ© entiĂšre tremble,
lâunivers entier tremble et le ciel se rĂ©jouit,
quand sur lâautel, dans la main du prĂȘtre
Le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent.
à hauteur admirable et valeur stupéfiante !
à sublime humilité ! O humble sublimité !
que le Seigneur de lâunivers, Dieu et Fils de Dieu
sâhumilie au point de se cacher, pour notre salut,
sous un petit semblant de pain !
Voyez, mes frĂšres, lâhumilitĂ© de Dieu,
et ouvrez vos cĆurs devant Lui ;
Humiliez vous aussi, afin dâĂȘtre Ă©levĂ©s par Lui.
Ne retenez donc rien de vous-mĂȘmes,
afin que vous soyez reçus en tout et pour tout par Celui qui sâoffre entiĂšrement Ă vous.
Saint François dâAssise
Lettre Ă tout lâOrdre II,26-29
[1] Cfr. Leo Magnus, Sermo LXXIV: De ascensione Domini II,1: «quod […] Redemptoris nostri conspicuum fuit, in sacramenta transivit».
[2] PrĂŠfatio paschalis III, Missale Romanum (2008) p. 367: «Qui immolĂĄtus iam non mĂłritur, sed semper vivit occĂsus».
[3] Cfr. Missale Romanum (2008) p. 532.
[4] Cfr. Augustinus, Enarrationes in psalmos. Ps. 138,2; Oratio post septimam lectionem, Vigilia paschalis, Missale Romanum (2008) p. 359; Super oblata, Pro Ecclesia (B) , Missale Romanum (2008) p. 1076.
[5] Cfr. Augustinus, In Ioannis Evangelium tractatus XXVI,13.
[6] LitterĂŠ encyclicĂŠ Mediator Dei (20 Novembris 1947) in AAS 39 (1947) 532.
[7] AAS 56 (1964) 34.
[8] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 43 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.32.
[9] R. Guardini, Der Kultakt und die gegenwÀrtge Aufgabe der Liturgischen Bildung (1964) in Liturgie und liturgische Bildung(Mainz 1992) p. 14 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.91.
[10] De Ordinatione Episcopi, Presbyterorum et Diaconorum (1990) p. 95 ; « Agnosce quod ages, imitare quod tractabis, et vitam tuam mysterio dominicÊ crucis conforma ».
[11] Leo Magnus, Sermo XII: De Passione III, 7.
[12] IrenĂŠus Lugdunensis, Adversus hĂŠreses IV,20,7.
[13] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 36 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.26.
[14] Cantico delle Creature, Fonti Francescane, n. 263.
[15] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 99 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.75
[16] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn. 45; 51; 54-56; 66; 71; 78; 84; 88; 271.
[17] Voir lâExhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013) nn. 135-144.
[18] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, n.310.
[19] Prex dedicationis in Ordo dedicationis ecclesiĂŠ et altaris (1977) p. 102.
[20] Missale Romanum (2008) p. 515: «In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus».
[21] Missale Romanum (2008) p. 515: «Lava me, Domine, ab iniquitate mea, et a peccato meo munda me».
[22] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn.78-79.
[23] Cf. Paulus VI, Constitutio apostolica Missale Romanum (3 Aprilis 1969) in AAS 61 (1969) 222.
[24] Missale Romanum (2008) p. 598 : « ⊠exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Iesu Christi ».
Copyright © Dicastero per la Comunicazione – Libreria Editrice Vaticana
Publié le 30 juin 2022
DESIDERIO DESIDERAVI
![]() |
LETTRE APOSTOLIQUE
DESIDERIO DESIDERAVI
DU SAINT-PĂRE
FRANĂOIS
AUX ĂVĂQUES, PRĂTRES ET DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRĂES
ET AUX FIDĂLES LAĂCS
SUR LA FORMATION LITURGIQUE
DU PEUPLE DE DIEU
Desiderio desideravi
hoc Pascha manducare vobiscum,
antequam patiar. (Lc 22,15)
1. TrĂšs chers frĂšres et sĆurs,
par cette lettre, je dĂ©sire vous rejoindre tous – aprĂšs avoir dĂ©jĂ Ă©crit uniquement aux Ă©vĂȘques aprĂšs la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous Ă©cris pour partager avec vous quelques rĂ©flexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de lâĂglise. Le sujet est vaste et mĂ©rite dâĂȘtre examinĂ© attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je nâai pas lâintention de traiter la question de maniĂšre exhaustive. Je souhaite plutĂŽt offrir quelques pistes de rĂ©flexion qui puissent aider Ă la contemplation de la beautĂ© et de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne.
2. « Jâai dĂ©sirĂ© dâun grand dĂ©sir manger cette PĂąque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de JĂ©sus par lesquelles sâouvre le rĂ©cit de la DerniĂšre CĂšne sont la fissure par laquelle nous est donnĂ©e la surprenante possibilitĂ© de percevoir la profondeur de lâamour des Personnes de la Sainte TrinitĂ© pour nous.
3. Pierre et Jean avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s pour faire les prĂ©paratifs nĂ©cessaires pour manger la PĂąque, mais, Ă y regarder de plus prĂšs, toute la crĂ©ation, toute lâhistoire â qui allait finalement se rĂ©vĂ©ler comme lâhistoire du salut â est une grande prĂ©paration Ă ce repas. Pierre et les autres se tiennent Ă cette table, inconscients et pourtant nĂ©cessaires : tout don, pour ĂȘtre tel, doit avoir quelquâun disposĂ© Ă le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre lâimmensitĂ© du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. NĂ©anmoins, par la misĂ©ricorde du Seigneur, le don est confiĂ© aux apĂŽtres afin quâil soit apportĂ© Ă tout homme et Ă toute femme.
4. Personne nâavait gagnĂ© sa place Ă ce repas. Tout le monde a Ă©tĂ© invitĂ©. Ou plutĂŽt : tous ont Ă©tĂ© attirĂ©s par le dĂ©sir ardent que JĂ©sus avait de manger cette PĂąque avec eux : Il sait quâil est lâAgneau de ce repas de PĂąque, il sait quâil est la PĂąque. Câest la nouveautĂ© absolue de ce repas, la seule vraie nouveautĂ© de lâhistoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la DerniĂšre CĂšne ». Cependant, son dĂ©sir infini de rĂ©tablir cette communion avec nous, qui Ă©tait et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) nâaura pas mangĂ© son Corps et bu son Sang : câest pourquoi ce mĂȘme repas sera rendu prĂ©sent, jusquâĂ son retour, dans la cĂ©lĂ©bration de lâEucharistie.
5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invitĂ©s au repas des noces de lâAgneau (Ap 19, 9). Pour ĂȘtre admis au festin, il suffit de porter lâhabit de noces de la foi, qui vient de lâĂ©coute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : lâĂglise taille ce vĂȘtement sur mesure, avec la blancheur dâun tissu lavĂ© dans le Sang de lâAgneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce quâun seul instant de repos, sachant que tous nâont pas encore reçu lâinvitation Ă ce repas, ou que dâautres lâont oubliĂ©e ou se sont perdus en chemin dans les mĂ©andres de la vie humaine. Câest ce dont je parlais lorsque je disais : « jâimagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclĂ©siale devienne un canal adĂ©quat pour lâĂ©vangĂ©lisation du monde actuel, plus que pour lâauto-prĂ©servation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent sâasseoir au repas du sacrifice de lâAgneau et vivre de Lui.
6. Avant notre rĂ©ponse Ă son invitation â bien avant ! â il y a son dĂ©sir pour nous, Nous nâen sommes peut-ĂȘtre mĂȘme pas conscients, mais chaque fois que nous allons Ă la Messe, la raison premiĂšre est que nous sommes attirĂ©s par son dĂ©sir pour nous. De notre cĂŽtĂ©, la rĂ©ponse possible â qui est aussi lâascĂšse la plus exigeante â est, comme toujours, celle de nous abandonner Ă son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute rĂ©ception de la communion au Corps et au Sang du Christ a dĂ©jĂ Ă©tĂ© voulue par Lui lors de la DerniĂšre CĂšne.
7. Le contenu du Pain rompu est la croix de JĂ©sus, son sacrifice dâobĂ©issance par amour pour le PĂšre. Si nous nâavions pas eu la derniĂšre CĂšne, câest-Ă -dire si nous nâavions pas eu lâanticipation rituelle de sa mort, nous nâaurions jamais pu saisir comment lâexĂ©cution de sa condamnation Ă mort a pu ĂȘtre lâacte dâun culte parfait, agrĂ©able au PĂšre, le seul vĂ©ritable acte de culte. Quelques heures seulement aprĂšs la CĂšne, les ApĂŽtres auraient pu voir dans la croix de JĂ©sus, sâils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour JĂ©sus de dire : « corps offert », « sang versĂ© ». Câest de cela que nous faisons mĂ©moire dans chaque Eucharistie. Lorsque le RessuscitĂ© revient dâentre les morts pour rompre le pain pour les disciples dâEmmaĂŒs, et pour ses disciples qui Ă©taient retournĂ©s pĂȘcher des poissons et non des hommes sur la mer de GalilĂ©e, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guĂ©rit de lâaveuglement infligĂ© par lâhorreur de la croix, et les rend capables de « voir » le RessuscitĂ©, de croire en la RĂ©surrection.
8. Si nous Ă©tions arrivĂ©es dâune maniĂšre ou dâune autre Ă JĂ©rusalem aprĂšs la PentecĂŽte et que nous avions ressenti le dĂ©sir non seulement dâavoir des informations sur JĂ©sus de Nazareth, mais plutĂŽt le dĂ©sir de pouvoir encore le rencontrer, nous nâaurions eu dâautre possibilitĂ© que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous nâaurions pas dâautre possibilitĂ© de vraie rencontre avec Lui que celle de la communautĂ© qui cĂ©lĂšbre. Câest pourquoi lâĂglise a toujours protĂ©gĂ© comme son trĂ©sor le plus prĂ©cieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mĂ©moire de moi ».
9. DĂšs le dĂ©but, lâĂglise Ă©tait consciente quâil ne sâagissait pas dâune reprĂ©sentation, aussi sacrĂ©e soit-elle, de la CĂšne du Seigneur. Cela nâaurait eu aucun sens, et personne nâaurait pu penser à « mettre en scĂšne » â surtout devant les yeux de Marie, la MĂšre du Seigneur â ce moment le plus Ă©levĂ© de la vie du MaĂźtre. DĂšs le dĂ©but, lâĂglise avait compris, Ă©clairĂ©e par lâEsprit Saint, que ce qui Ă©tait visible en JĂ©sus, ce qui pouvait ĂȘtre vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractĂšre concret du Verbe incarnĂ©, tout de Lui Ă©tait passĂ© dans la cĂ©lĂ©bration des sacrements. [1]
10. Câest lĂ que rĂ©side toute la puissante beautĂ© de la liturgie. Si la RĂ©surrection Ă©tait pour nous un concept, une idĂ©e, une pensĂ©e ; si le RessuscitĂ© Ă©tait pour nous le souvenir du souvenir dâautres personnes, mĂȘme si elles faisaient autoritĂ©, comme par exemple les ApĂŽtres ; sâil ne nous Ă©tait pas donnĂ© aussi la possibilitĂ© dâune vraie rencontre avec Lui, ce serait comme dĂ©clarer Ă©puisĂ©e la nouveautĂ© du Verbe fait chair. Au contraire, lâIncarnation, en plus dâĂȘtre le seul Ă©vĂ©nement toujours nouveau lâhistoire connaisse, est aussi la mĂ©thode mĂȘme que la Sainte TrinitĂ© a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrĂ©tienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle nâexiste pas.
11. La liturgie nous garantit la possibilitĂ© dâune telle rencontre. Un vague souvenir de la DerniĂšre CĂšne ne nous servirait Ă rien. Nous avons besoin dâĂȘtre prĂ©sents Ă ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans lâEucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur JĂ©sus et dâĂȘtre atteints par la puissance de son MystĂšre Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de JĂ©sus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient Ă travers la cĂ©lĂ©bration des sacrements. Je suis NicodĂšme et la Samaritaine au puits, lâhomme possĂ©dĂ© par des dĂ©mons Ă CapharnaĂŒm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pĂ©cheresse pardonnĂ©e et la femme affligĂ©e dâhĂ©morragies, la fille de JaĂŻre et lâaveugle de JĂ©richo, ZachĂ©e et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnĂ©s. Le Seigneur JĂ©sus qui, immolĂ© sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue Ă nous pardonner, Ă nous guĂ©rir, Ă nous sauver avec la puissance des Sacrements. Câest la maniĂšre concrĂšte, par le biais de lâincarnation, dont il nous aime. Câest la maniĂšre dont il assouvit sa propre soif de nous quâil avait dĂ©clarĂ©e sur la croix (Jn 19,28).
12. Notre premiĂšre rencontre avec sa PĂąque est lâĂ©vĂ©nement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptĂȘme. Il ne sâagit pas dâune adhĂ©sion mentale Ă sa pensĂ©e ou lâacceptation dâun code de conduite imposĂ© par Lui. Il sâagit plutĂŽt dâĂȘtre plongĂ© dans sa passion, sa mort, sa rĂ©surrection et son ascension. Il ne sâagit pas dâun geste magique. La magie est Ă lâopposĂ© de la logique des sacrements car elle prĂ©tend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuitĂ© avec lâIncarnation, il nous est donnĂ©, en vertu de la prĂ©sence et de lâaction de lâEsprit, la possibilitĂ© de mourir et de ressusciter dans le Christ.
13. Comme câest Ă©mouvant, la maniĂšre dont cela se passe ! La priĂšre pour la bĂ©nĂ©diction de lâeau baptismale [3] nous rĂ©vĂšle que Dieu a créé lâeau prĂ©cisĂ©ment en pensant au BaptĂȘme. Cela signifie que lorsque Dieu a créé lâeau, il pensait au BaptĂȘme de chacun dâentre nous, et cette pensĂ©e lâa accompagnĂ© tout au long de son action dans lâhistoire du salut, chaque fois que, avec un dessein prĂ©cis, il a voulu se servir de lâeau. Câest comme si, aprĂšs lâavoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire lâeau du baptĂȘme. Câest ainsi quâil a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin quâelle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il sâen est servi pour rĂ©gĂ©nĂ©rer lâhumanitĂ© lors du DĂ©luge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il lâa dominĂ©e en la sĂ©parant pour ouvrir un chemin de libĂ©ration dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il lâa consacrĂ©e dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprĂ©gnĂ©e de lâEsprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il lâa mĂ©langĂ©e au sang de son Fils, don de lâEsprit insĂ©parablement uni au don de la vie et de la mort de lâAgneau immolĂ© pour nous, et de son cĂŽtĂ© transpercĂ© il lâa rĂ©pandu sur nous (Jn 19,34). Câest dans cette eau que nous avons Ă©tĂ© immergĂ©s afin que, par sa puissance, nous puissions ĂȘtre greffĂ©s dans le Corps du Christ et quâavec Lui, nous ressuscitions Ă la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).
14. Comme nous lâa rappelĂ© le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant lâĂcriture, les PĂšres et la Liturgie â les piliers de la Tradition authentique â câest du cĂŽtĂ© du Christ endormi sur la croix quâest nĂ© lâadmirable sacrement de toute lâĂglise [4]. Le parallĂšle entre le premier et le nouvel Adam est Ă©tonnant : de mĂȘme que du cĂŽtĂ© du premier Adam, aprĂšs lâavoir plongĂ© dans un profond sommeil, Dieu a tirĂ© Eve, de mĂȘme du cĂŽtĂ© du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naĂźt la nouvelle Eve, lâEglise. LâĂ©tonnement pour nous rĂ©side dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam sâest appropriĂ© en regardant lâĂglise : « Cette fois, câest lâos de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et ĂȘtre descendus dans les eaux du baptĂȘme, nous sommes devenus lâos de ses os et la chair de sa chair.
15. Sans cette incorporation, il nây a aucune possibilitĂ© de vivre la plĂ©nitude du culte rendu Ă Dieu. En effet, il nây a quâun seul acte de culte parfait et agrĂ©able au PĂšre, Ă savoir lâobĂ©issance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer Ă son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». Câest le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Ăglise, le Corps mystique du Christ.
16. Nous devons au Concile â et au mouvement liturgique qui lâa prĂ©cĂ©dĂ© â la redĂ©couverte dâune comprĂ©hension thĂ©ologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de lâEglise. De mĂȘme que les principes gĂ©nĂ©raux Ă©noncĂ©s dans Sacrosanctum Concilium ont Ă©tĂ© fondamentaux pour la rĂ©forme de la liturgie, ils continuent Ă lâĂȘtre pour la promotion de cette cĂ©lĂ©bration pleine, consciente, active et fĂ©conde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie Ă©tant la « source premiĂšre et indispensable Ă laquelle les fidĂšles peuvent puiser lâauthentique esprit chrĂ©tien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute lâĂglise Ă redĂ©couvrir, Ă sauvegarder et Ă vivre la vĂ©ritĂ© et la force de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je voudrais que la beautĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne et ses consĂ©quences nĂ©cessaires dans la vie de lâĂglise ne soient pas dĂ©figurĂ©es par une comprĂ©hension superficielle et rĂ©ductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service dâune vision idĂ©ologique, quelle quâelle soit. La priĂšre sacerdotale de JĂ©sus Ă la derniĂšre CĂšne pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piĂ©tĂ©, signe dâunitĂ©, lien de charitĂ©. [5]
17. Jâai mis en garde Ă plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de lâĂglise, la « mondanitĂ© spirituelle » : jâen ai longuement parlĂ© dans lâExhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le nĂ©o-pĂ©lagianisme comme les deux modes reliĂ©s entre eux qui alimentent cette mondanitĂ© spirituelle.
Le premier rĂ©duit la foi chrĂ©tienne Ă un subjectivisme qui enferme lâindividu « dans lâimmanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).
Le second annule la valeur de la grĂące pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu à « un Ă©litisme narcissique et autoritaire oĂč, au lieu dâĂ©vangĂ©liser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter lâaccĂšs Ă la grĂące, on consomme de lâĂ©nergie Ă contrĂŽler »(Evangelii gaudium, n. 94).
Ces formes dĂ©formĂ©es de christianisme peuvent avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la vie de lâĂglise.
18. Il est Ă©vident, dâaprĂšs ce que jâai rappelĂ© ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature mĂȘme, lâantidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle Ă©videmment de la Liturgie dans son sens thĂ©ologique et certainement pas â Pie XII lâa dĂ©jĂ dit â comme un cĂ©rĂ©monial dĂ©coratif ou une simple somme de lois et de prĂ©ceptes rĂ©glant le culte [6].
19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous libĂšre de la prison dâune autorĂ©fĂ©rentialitĂ© nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, Lâaction cĂ©lĂ©brative nâappartient pas Ă lâindividu mais au Christ-Eglise, Ă la totalitĂ© des fidĂšles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de lâĂ©tendue de ce « nous » est toujours dĂ©moniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls Ă la recherche dâune connaissance individuelle prĂ©sumĂ©e du mystĂšre de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblĂ©e, pour nous conduire dans le mystĂšre que la Parole et les signes sacramentels nous rĂ©vĂšlent. Et elle le fait en cohĂ©rence avec lâaction de Dieu, en suivant le chemin de lâincarnation, Ă travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, lâespace et le temps.
20. Si le nĂ©o-pĂ©lagianisme nous enivre de la prĂ©somption dâun salut gagnĂ© par nos propres efforts, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous purifie en proclamant la gratuitĂ© du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique nâest pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frĂšres et sĆurs. Le dĂ©but de chaque cĂ©lĂ©bration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon pĂ©chĂ© et en mâinvitant Ă supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frĂšres et sĆurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes dâentrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour ĂȘtre sauvĂ©s (cf. Mt 8,8). Nous nâavons pas dâautre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur JĂ©sus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie nâa rien Ă voir avec un moralisme ascĂ©tique : câest le don de la PĂąque du Seigneur qui, accueilli avec docilitĂ©, rend notre vie nouvelle. On nâentre dans le cĂ©nacle que par la force dâattraction de son dĂ©sir de manger la PĂąque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).
Redécouvrir à chaque jour
la beauté de la vérité de la célébration chrétienne
21. Mais nous devons faire attention : pour que lâantidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandĂ© de redĂ©couvrir chaque jour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je me rĂ©fĂšre encore une fois au sens thĂ©ologique, comme lâa admirablement dĂ©crit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ rĂ©vĂ©lĂ© et donnĂ© dans son MystĂšre Pascal, rendu prĂ©sent et actif aujourdâhui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que lâEsprit, en nous plongeant dans le mystĂšre pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.
22. La redĂ©couverte continuelle de la beautĂ© de la liturgie nâest pas la poursuite dâun esthĂ©tisme rituel qui ne prend plaisir quâĂ soigner la formalitĂ© extĂ©rieure dâun rite ou se satisfait dâune scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement Ă approuver lâattitude opposĂ©e qui confond la simplicitĂ© avec une banalitĂ© dĂ©braillĂ©e, lâessentialitĂ© avec une superficialitĂ© ignorante, ou le caractĂšre concret de lâaction rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspĂ©rant.
23. Soyons clairs : tous les aspects de la cĂ©lĂ©bration doivent ĂȘtre soignĂ©s (espace, temps, gestes, paroles, objets, vĂȘtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent ĂȘtre respectĂ©es : une telle attention suffirait Ă ne pas priver lâassemblĂ©e de ce qui lui est dĂ», câest-Ă -dire le mystĂšre pascal cĂ©lĂ©brĂ© selon le rituel Ă©tabli par lâĂglise. Mais mĂȘme si la qualitĂ© et le bon dĂ©roulement de la cĂ©lĂ©bration Ă©taient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entiĂšre.
LâĂ©merveillement devant le mystĂšre pascal :
Ă©lĂ©ment essentiel de lâacte liturgique
24. Si notre Ă©merveillement pour le mystĂšre pascal rendu prĂ©sent dans le caractĂšre concret des signes sacramentels venait Ă manquer, nous risquerions vraiment dâĂȘtre impermĂ©ables Ă lâocĂ©an de grĂące qui inonde chaque cĂ©lĂ©bration. Les efforts, certes louables, pour amĂ©liorer la qualitĂ© de la cĂ©lĂ©bration ne suffisent pas, pas plus que lâappel Ă une plus grande intĂ©rioritĂ© : mĂȘme cette derniĂšre court le risque dâĂȘtre rĂ©duite Ă une subjectivitĂ© vide si elle nâaccueille pas la rĂ©vĂ©lation du mystĂšre chrĂ©tien. La rencontre avec Dieu nâest pas le fruit dâune recherche intĂ©rieure individuelle, mais un Ă©vĂ©nement donnĂ© : nous pouvons rencontrer Dieu Ă travers le fait nouveau de lâIncarnation qui, dans la derniĂšre CĂšne, va jusquâĂ dĂ©sirer ĂȘtre mangĂ© par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse Ă©chapper Ă la fascination de la beautĂ© de ce don ?
25. Quand je parle dâĂ©merveillement devant le MystĂšre pascal, je nâentends nullement ce que me semble parfois exprimer lâexpression vague de « sens du mystĂšre ». Câest parfois lâune des principales accusations prĂ©sumĂ©es contre la rĂ©forme liturgique. On dit que le sens du mystĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ© de la cĂ©lĂ©bration. LâĂ©merveillement dont je parle nâest pas une sorte de dĂ©sarroi devant une rĂ©alitĂ© obscure ou un rite Ă©nigmatique, mais câest, au contraire, lâĂ©merveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© dans la PĂąque de JĂ©sus (cf. Ep 1, 3-14) dont lâefficacitĂ© continue Ă nous atteindre dans la cĂ©lĂ©bration des « mystĂšres », câest-Ă -dire des sacrements. Il nâen reste pas moins vrai que la plĂ©nitude de la rĂ©vĂ©lation a, par rapport Ă notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement Ă la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si lâĂ©merveillement est vrai, il nây a aucun risque que nous ne percevions pas, mĂȘme dans la proximitĂ© voulue par lâIncarnation, lâaltĂ©ritĂ© de la prĂ©sence de Dieu. Si la rĂ©forme avait Ă©liminĂ© ce vague « sens du mystĂšre », ce serait une note de mĂ©rite plutĂŽt quâun acte dâaccusation. La beautĂ©, tout comme la vĂ©ritĂ©, suscite toujours lâadmiration et lorsquâelle est rapportĂ©e au mystĂšre de Dieu, elle conduit Ă lâadoration.
26. LâĂ©merveillement est une partie essentielle de lâacte liturgique car câest lâattitude de ceux qui se savent confrontĂ©s Ă la particularitĂ© des gestes symboliques ; câest lâĂ©merveillement de celui qui fait lâexpĂ©rience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas Ă se rĂ©fĂ©rer Ă un concept abstrait mais Ă contenir et Ă exprimer dans sa concrĂ©tude mĂȘme ce quâil signifie.
27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacitĂ© de vivre pleinement lâaction liturgique ? Tel Ă©tait lâobjectif de la rĂ©forme du Concile. Le dĂ©fi est trĂšs exigeant car lâhomme moderne â pas dans toutes les cultures au mĂȘme degrĂ© â a perdu la capacitĂ© de sâengager dans lâaction symbolique qui est une caractĂ©ristique essentielle de lâacte liturgique.
28. La post-modernitĂ© â dans laquelle lâhomme se sent encore plus perdu, sans rĂ©fĂ©rences dâaucune sorte, privĂ© de valeurs parce quâelles sont devenues indiffĂ©rentes, orphelin de tout, dans une fragmentation oĂč un horizon de sens semble impossible â est encore chargĂ©e du lourd hĂ©ritage que nous a laissĂ© lâĂ©poque prĂ©cĂ©dente, fait dâindividualisme et de subjectivisme (qui rappellent Ă nouveau le pĂ©lagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-mĂȘme, car la personne humaine est un esprit incarnĂ© et donc, en tant que tel, capable dâaction et de comprĂ©hension symboliques.
29. Câest avec cette rĂ©alitĂ© du monde moderne que lâĂglise, rĂ©unie en Concile, a voulu se confronter, en rĂ©affirmant sa conscience dâĂȘtre le sacrement du Christ, la lumiĂšre des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement Ă lâĂ©coute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espĂ©rances (Gaudium et spes) des hommes dâaujourdâhui. Les grandes Constitutions conciliaires sont insĂ©parables, et ce nâest pas un hasard si cet immense effort de rĂ©flexion du Conseil ĆcumĂ©nique â qui est la plus haute expression de la synodalitĂ© dans lâĂglise et dont je suis appelĂ©, avec vous tous, Ă ĂȘtre le gardien de la richesse â a commencĂ© par une rĂ©flexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).
30. En clĂŽturant la deuxiĂšme session du Concile (le 4 dĂ©cembre 1963), saint Paul VI sâest exprimĂ© ainsi :
« Cette discussion passionnĂ©e et complexe nâa dâailleurs pas Ă©tĂ© sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a Ă©tĂ© abordĂ© en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans lâĂglise, tant par sa nature que par sa dignitĂ© â Nous voulons parler de la sainte Liturgie â a trouvĂ© une heureuse conclusion et il est aujourdâhui promulguĂ© par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie vĂ©ritable, car dans la maniĂšre dont les choses se sont passĂ©es, Nous constatons le respect dâune juste Ă©chelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la premiĂšre place ; la priĂšre envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la premiĂšre source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la premiĂšre Ă©cole de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrĂ©tien uni Ă nous par la foi et la ferveur de ses priĂšres. Câest aussi une premiĂšre invitation au genre humain, afin que tous puissent dĂ©sormais Ă©lever leur voix muette dans une priĂšre bĂ©nie et authentique et faire ainsi lâexpĂ©rience de cette force indescriptible et rĂ©gĂ©nĂ©ratrice qui se trouve lorsquâils se joignent Ă nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cĆur humain par JĂ©sus-Christ et dans lâEsprit Saint ». [7]
31. Dans cette lettre, je ne peux pas mâattarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse Ă votre mĂ©ditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend lâaction de lâĂglise et, en mĂȘme temps, la source dâoĂč dĂ©coule toute son Ă©nergie » (Sacrosanctum Concilium, n.10), alors on comprend bien lâenjeu de la question liturgique. Il serait banal de lire les tensions, malheureusement prĂ©sentes autour de la cĂ©lĂ©bration, comme une simple divergence entre diffĂ©rentes sensibilitĂ©s envers une forme rituelle. La problĂ©matique est avant tout ecclĂ©siologique. Je ne vois pas comment on peut dire que lâon reconnaĂźt la validitĂ© du Concile â bien que je mâĂ©tonne quâun catholique puisse prĂ©tendre ne pas le faire â et ne pas accepter la rĂ©forme liturgique nĂ©e de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la rĂ©alitĂ© de la liturgie en lien intime avec la vision de lâĂglise admirablement dĂ©crite par Lumen Gentium. Pour cette raison â comme je lâai expliquĂ© dans la lettre envoyĂ©e Ă tous les Ă©vĂȘques â jâai estimĂ© quâil Ă©tait de mon devoir dâaffirmer que « les livres liturgiques promulguĂ©s par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformĂ©ment aux dĂ©crets du Concile Vatican II, sont lâunique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).
La non-acceptation de la rĂ©forme, ainsi quâune comprĂ©hension superficielle de celle-ci, nous dĂ©tournent de la tĂąche de trouver les rĂ©ponses Ă la question que je reviens Ă rĂ©pĂ©ter : comment pouvons-nous grandir dans la capacitĂ© de vivre pleinement lâaction liturgique? Comment continuer Ă nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la cĂ©lĂ©bration sous nos yeux? Nous avons besoin dâune formation liturgique sĂ©rieuse et vitale.
32. Revenons encore une fois au CĂ©nacle de JĂ©rusalem. Au matin de la PentecĂŽte naĂźt lâĂglise, cellule initiale de lâhumanitĂ© nouvelle. Seule la communautĂ© des hommes et des femmes – rĂ©conciliĂ©s parce que pardonnĂ©s, vivants parce quâIl est vivant, vrais parce quâhabitĂ©s par lâEsprit de vĂ©ritĂ© – peut ouvrir lâespace Ă©troit de lâindividualisme spirituel.
33. Câest la communautĂ© de la PentecĂŽte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscitĂ© des morts, prĂ©sent par sa parole, par ses gestes, par lâoffrande de son Corps et de son Sang. DĂšs lors, la cĂ©lĂ©bration devient le lieu privilĂ©giĂ© â mais pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que câest seulement par cette rencontre que lâhomme devient pleinement homme. Seule lâĂglise de la PentecĂŽte peut concevoir lâĂȘtre humain comme une personne, ouverte Ă une relation pleine et entiĂšre avec Dieu, avec la crĂ©ation et avec ses frĂšres et sĆurs.
34. Câest ici que se pose la question dĂ©cisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la premiĂšre tĂąche pratique Ă accomplir: portĂ©s par cette transformation intĂ©rieure de notre Ă©poque, nous devons rĂ©apprendre Ă vivre comme hommes en un rapport religieux » [8]. Câest ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons ĂȘtre formĂ©s. Guardini lui-mĂȘme nâhĂ©site pas Ă affirmer que sans formation liturgique, « les rĂ©formes des rites et des textes ne seront dâaucune aide » [9]. Je nâai pas lâintention de traiter maintenant de maniĂšre exhaustive le thĂšme trĂšs riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de rĂ©flexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La premiĂšre est fonctionnelle par rapport Ă la seconde qui est essentielle.
35. Il est nĂ©cessaire de trouver les canaux dâune formation Ă lâĂ©tude de la Liturgie. Depuis le dĂ©but du mouvement liturgique, beaucoup a Ă©tĂ© fait Ă cet Ă©gard, avec de prĂ©cieuses contributions de la part de chercheurs et dâinstitutions acadĂ©miques. NĂ©anmoins, il est important aujourdâhui de diffuser cette connaissance au-delĂ du milieu universitaire, de maniĂšre accessible, afin que chaque fidĂšle puisse grandir dans la connaissance du sens thĂ©ologique de la Liturgie. Câest la question dĂ©cisive, qui fonde tout type de comprĂ©hension et toute pratique liturgique. Elle fonde Ă©galement la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme, en aidant tous et chacun Ă acquĂ©rir la capacitĂ© de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.
36. Je pense au rythme rĂ©gulier de nos assemblĂ©es qui se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer lâEucharistie le jour du Seigneur, dimanche aprĂšs dimanche, PĂąques aprĂšs PĂąques, Ă des moments particuliers de la vie des personnes et des communautĂ©s, Ă tous les Ăąges de la vie. Les ministres ordonnĂ©s accomplissent une action pastorale de premiĂšre importance lorsquâils prennent les fidĂšles baptisĂ©s par la main pour les conduire dans lâexpĂ©rience rĂ©pĂ©tĂ©e de la PĂąque. Rappelons-nous toujours que câest lâĂglise, le Corps du Christ, qui est le sujet cĂ©lĂ©brant et non pas seulement le prĂȘtre. La connaissance qui dĂ©coule de lâĂ©tude nâest que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ©. Il est Ă©vident que pour pouvoir conduire leurs frĂšres et sĆurs, les ministres qui prĂ©sident lâassemblĂ©e doivent connaĂźtre le chemin tant en lâayant Ă©tudiĂ© sur lâitinĂ©raire de leurs Ă©tudes thĂ©ologiques mais aussi pour avoir frĂ©quentĂ© la liturgie dans la pratique effective dâune expĂ©rience de foi vivante, nourrie par la priĂšre â et certainement pas seulement comme une obligation Ă remplir. Le jour de son ordination, chaque prĂȘtre entend lâĂ©vĂȘque lui dire: « RĂ©alise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas cĂ©lĂ©brer, conforme ta vie au mystĂšre de la croix du Christ Seigneur ». [10]
37. Le plan dâĂ©tudes de la Liturgie dans les sĂ©minaires doit Ă©galement tenir compte de lâextraordinaire capacitĂ© quâa en elle-mĂȘme la cĂ©lĂ©bration actuelle dâoffrir une vision organique et unifiĂ©e de tout le savoir thĂ©ologique. Chaque discipline de la thĂ©ologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se rĂ©vĂšle et se rĂ©alise lâunitĂ© de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation thĂ©ologique dans les sĂ©minaires aurait certainement aussi des effets positifs dans lâaction pastorale Il nây a pas dâaspect de la vie ecclĂ©siale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le rĂ©sultat de programmes Ă©laborĂ©s, une pratique pastorale globale, organique et intĂ©grĂ©e est la consĂ©quence du fait de placer lâEucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communautĂ©. La comprĂ©hension thĂ©ologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout Ă©tait rĂ©duit Ă lâaspect cultuel. Une cĂ©lĂ©bration qui nâĂ©vangĂ©lise pas nâest pas authentique, de mĂȘme quâune annonce qui ne conduit pas Ă une rencontre avec le Seigneur ressuscitĂ© dans la cĂ©lĂ©bration nâest pas authentique Et puis lâune et lâautre, sans le tĂ©moignage de la charitĂ©, ne sont quâun cuivre qui rĂ©sonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).
38. Pour les ministres comme pour tous les baptisĂ©s, la formation liturgique dans son sens premier nâest pas quelque chose qui peut ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ© dĂ©passe notre capacitĂ© de le connaĂźtre, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec lâhumilitĂ© des petits, lâattitude qui ouvre Ă lâĂ©merveillement.
39. Une derniĂšre observation sur les sĂ©minaires : en plus dâun programme dâĂ©tudes, ils doivent aussi offrir la possibilitĂ© de vivre une cĂ©lĂ©bration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une vĂ©ritable communion avec Dieu, cette mĂȘme communion vers laquelle doit tendre la connaissance thĂ©ologique. Seule lâaction de lâEsprit peut parfaire notre connaissance du mystĂšre de Dieu, qui nâest pas une question de comprĂ©hension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expĂ©rience est fondamentale pour que les sĂ©minaristes, une fois devenus ministres ordonnĂ©s, puissent accompagner les communautĂ©s sur le mĂȘme chemin de connaissance du mystĂšre de Dieu, qui est le mystĂšre de lâamour.
40. Cette derniĂšre considĂ©ration nous amĂšne Ă rĂ©flĂ©chir sur le deuxiĂšme sens que nous pouvons comprendre dans lâexpression « formation liturgique ». Je me rĂ©fĂšre au fait que nous sommes formĂ©s, chacun selon sa vocation, Ă partir de la participation Ă la cĂ©lĂ©bration liturgique. MĂȘme la connaissance qui vient des Ă©tudes, dont je parlais tout Ă lâheure, pour quâelle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir Ă rĂ©aliser lâaction formatrice de la Liturgie elle-mĂȘme en chaque croyant dans le Christ.
41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaĂźt clairement que la connaissance du mystĂšre du Christ, question dĂ©cisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation mentale dâune idĂ©e quelconque, mais en un engagement existentiel rĂ©el avec sa personne. En ce sens, la liturgie nâa pas pour objet la « connaissance », et sa portĂ©e nâest pas essentiellement pĂ©dagogique, mĂȘme si elle a une grande valeur pĂ©dagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutĂŽt une louange, une action de grĂące pour la PĂąque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La cĂ©lĂ©bration concerne la rĂ©alitĂ© de notre docilitĂ© Ă lâaction de lâEsprit qui opĂšre par elle jusquâĂ ce que le Christ soit formĂ© en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le rĂ©pĂšte : il ne sâagit pas dâun processus mental abstrait, mais de devenir Lui. Câest dans ce but quâest donnĂ© lâEsprit, dont lâaction est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisĂ©s appelĂ©s Ă devenir toujours plus ce qui a Ă©tĂ© reçu comme don au BaptĂȘme, Ă savoir ĂȘtre membre du Corps du Christ. LĂ©on le Grand Ă©crit: « Notre participation au Corps et au Sang du Christ nâa dâautre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons ». [11]
42. Cet engagement existentiel se produit â en continuitĂ© et en cohĂ©rence avec la mĂ©thode de lâIncarnation â de maniĂšre sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont lâexact opposĂ© des abstractions spirituelles : le pain, le vin, lâhuile, lâeau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, lâespace, le mouvement, lâaction, lâordre, le temps, la lumiĂšre. Toute la crĂ©ation est une manifestation de lâamour de Dieu, et Ă partir du moment oĂč ce mĂȘme amour sâest manifestĂ© dans sa plĂ©nitude dans la croix de JĂ©sus, toute la crĂ©ation a Ă©tĂ© attirĂ©e vers lui. Câest toute la crĂ©ation qui est assumĂ©e pour ĂȘtre mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarnĂ©, crucifiĂ©, mort, ressuscitĂ©, montĂ© vers le PĂšre. Câest ce que chantent la priĂšre sur lâeau des fonts baptismaux, mais aussi la priĂšre sur lâhuile du saint chrĂȘme et les paroles pour la prĂ©sentation du pain et du vin â tous fruits de la terre et du travail de lâhomme.
43. La liturgie rend gloire Ă Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose Ă la beautĂ© de la lumiĂšre inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non plus ajouter Ă la perfection du chant angĂ©lique qui rĂ©sonne Ă©ternellement dans les demeures cĂ©lestes. La Liturgie rend gloire Ă Dieu parce quâelle nous permet â ici, sur la terre â de voir Dieu dans la cĂ©lĂ©bration des mystĂšres et, en le voyant, de reprendre vie par sa PĂąque. Nous, qui Ă©tions morts par nos pĂ©chĂ©s et qui avons Ă©tĂ© rendus Ă la vie avec le Christ â nous sommes la gloire de Dieu. Câest par la grĂące que nous avons Ă©tĂ© sauvĂ©s (cf. Ep 2, 5) IrĂ©nĂ©e, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est lâhomme vivant, et la vie de lâhomme consiste dans la vision de Dieu : si dĂ©jĂ la rĂ©vĂ©lation de Dieu par la crĂ©ation donne la vie Ă tous les ĂȘtres vivant sur terre, combien plus la manifestation du PĂšre par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu! ». [12]
44. Guardini Ă©crit : « Câest ainsi que sâĂ©bauche la premiĂšre tĂąche du travail de formation liturgique: lâhomme doit retrouver sa puissance symbolique ». [13] Câest une responsabilitĂ© pour tous, pour les ministres ordonnĂ©s comme pour les fidĂšles. La tĂąche nâest pas facile car lâhomme moderne est devenu analphabĂšte, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne Ă peine lâexistence. Cela se produit Ă©galement avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce quâil est une union intime de lâĂąme et du corps ; il est la visibilitĂ© de lâĂąme spirituelle dans lâordre corporel ; et en cela consiste lâunicitĂ© humaine, la spĂ©cificitĂ© de la personne irrĂ©ductible Ă toute autre forme dâĂȘtre vivant. Notre ouverture au transcendant, Ă Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaĂźtre nous conduit inĂ©vitablement non seulement Ă une mĂ©connaissance de Dieu mais aussi Ă une mĂ©connaissance de nous-mĂȘmes. Il suffit de regarder la maniĂšre paradoxale dont le corps est traitĂ©, Ă un moment soignĂ© de maniĂšre presque obsessionnelle, inspirĂ© par le mythe de lâĂ©ternelle jeunesse, et Ă un autre moment rĂ©duisant le corps Ă une matĂ©rialitĂ© Ă laquelle on refuse toute dignitĂ©. Le fait est que lâon ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-mĂȘme. Tout symbole est Ă la fois puissant et fragile. Sâil nâest pas respectĂ©, sâil nâest pas traitĂ© pour ce quâil est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.
Nous nâavons plus le regard de saint François qui regardait le soleil â quâil appelait frĂšre parce quâil le sentait ainsi â le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, Ă©merveillĂ©, chantait : de te Altissimu, porta significatione. [14] Le fait dâavoir perdu la capacitĂ© de saisir la valeur symbolique du corps et de toute crĂ©ature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible Ă la mentalitĂ© moderne. Et pourtant, il ne peut ĂȘtre question de renoncer Ă ce langage. On ne peut y renoncer parce que câest ainsi que la Sainte TrinitĂ© a choisi de nous atteindre Ă travers la chair du Verbe. Il sâagit plutĂŽt de retrouver la capacitĂ© dâutiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgrĂ© les mĂ©faits du matĂ©rialisme et du spiritualisme â tous deux nĂ©gateurs de lâunitĂ© de lâĂąme et du corps â elle est toujours prĂȘte Ă resurgir, comme toute vĂ©ritĂ©.
45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous Ă nouveau savoir les lire et ĂȘtre capables de les vivre ? Nous savons bien que la cĂ©lĂ©bration des sacrements, par la grĂące de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une maniĂšre adĂ©quate de se situer par rapport au langage de la cĂ©lĂ©bration. Une « lecture » symbolique nâest pas une connaissance mentale, ni lâacquisition de concepts, mais plutĂŽt une expĂ©rience vitale.
46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la crĂ©ation. Je veux dire que les choses â les sacrements « sont faits » de choses â viennent de Dieu. Câest vers Lui quâelles sont orientĂ©es, et câest par Lui quâelles ont Ă©tĂ© assumĂ©es, et assumĂ©es de maniĂšre particuliĂšre dans lâIncarnation, afin de devenir des instruments de salut, des vĂ©hicules de lâEsprit, des canaux de la grĂące. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matĂ©rialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de lâaction sacramentelle qui rĂ©alise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur prĂ©sence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. DĂšs le dĂ©but, les choses créées contiennent le germe de la grĂące sanctifiante des sacrements.
47. Toujours en pensant Ă la maniĂšre dont la Liturgie nous forme, une autre question dĂ©cisive est lâĂ©ducation nĂ©cessaire pour pouvoir acquĂ©rir lâattitude intĂ©rieure qui nous permettra dâutiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de lâexprimer dâune maniĂšre simple. Je pense aux parents, ou plus peut-ĂȘtre, aux grands-parents, mais aussi Ă nos pasteurs et catĂ©chistes. Beaucoup dâentre nous ont appris dâeux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, lâagenouillement, les formules de notre foi. Peut-ĂȘtre nâavons-nous pas de souvenir rĂ©el de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste dâune grande main qui prend la petite main dâun enfant et lâaccompagne lentement en traçant pour la premiĂšre fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient sâapproprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du PĂšre… et du Fils… et du Saint-Esprit⊠Amen. » Et puis la main de lâenfant est laissĂ©e seule, et on la regarde rĂ©pĂ©ter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consignĂ©, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul lâEsprit sait lui donner. DĂšs lors, ce geste, sa force symbolique, est Ă nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formĂ©s par lui. Il nâest pas nĂ©cessaire de faire beaucoup de discours ici. Il nâest pas nĂ©cessaire dâavoir tout compris dans ce geste. Ce quâil faut, câest ĂȘtre petit, Ă la fois dans lâenvoi et dans la rĂ©ception. Le reste est lâĆuvre de lâEsprit. Câest ainsi que nous sommes initiĂ©s au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dĂ©pouiller dâune telle richesse. En grandissant, nous aurons dâautres moyens de comprendre, mais toujours Ă condition de rester petits.
48. Lâars celebrandi, lâart de cĂ©lĂ©brer, est certainement lâune des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croĂźtre dans une comprĂ©hension vitale de ceux-ci. Cette expression est Ă©galement sujette Ă diffĂ©rentes interprĂ©tations. Son sens devient clair si elle est comprise en rĂ©fĂ©rence au sens thĂ©ologique de la Liturgie dĂ©crit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel jâai dĂ©jĂ fait rĂ©fĂ©rence Ă plusieurs reprises. Lâars celebrandi ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă la simple observation dâun systĂšme de rubriques, et il faut encore moins le considĂ©rer comme une crĂ©ativitĂ© imaginative – parfois sauvage – sans rĂšgles. Le rite est en soi une norme, et la norme nâest jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service dâune rĂ©alitĂ© supĂ©rieure quâelle entend protĂ©ger.
49. Comme dans tout art, lâars celebrandi requiert diffĂ©rents types de connaissances.
Tout dâabord, il faut comprendre le dynamisme qui se dĂ©ploie Ă travers la liturgie. Lâaction de la cĂ©lĂ©bration est le lieu oĂč, par le biais du mĂ©morial, le mystĂšre pascal est rendu prĂ©sent afin que les baptisĂ©s, par leur participation, puissent en faire lâexpĂ©rience dans leur propre vie. Sans cette comprĂ©hension, la cĂ©lĂ©bration tombe facilement dans le souci de lâextĂ©rieur (plus ou moins raffinĂ©) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides).
Ensuite, il est nĂ©cessaire de savoir comment lâEsprit Saint agit dans chaque cĂ©lĂ©bration. Lâart de cĂ©lĂ©brer doit ĂȘtre en harmonie avec lâaction de lâEsprit. Câest seulement ainsi quâil sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goĂ»ts individuels. Ce nâest quâainsi quâil sera libre de lâinvasion dâĂ©lĂ©ments culturels assumĂ©s sans discernement et qui nâont rien Ă voir avec une comprĂ©hension correcte de lâinculturation.
Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particuliÚre, son efficacité.
50. De ces brĂšves indications, il devrait ĂȘtre clair que lâart de la cĂ©lĂ©bration ne sâimprovise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de lâinspiration, qui est une forme positive de possession. Le vĂ©ritable artiste ne possĂšde pas un art, mais il est possĂ©dĂ© par lui. On nâapprend pas lâart de faire la fĂȘte en frĂ©quentant un cours dâart oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais quâobserver les effets.) Tout outil peut ĂȘtre utile, mais il doit ĂȘtre au service de la nature de la liturgie et de lâaction de lâEsprit Saint. Il faut un dĂ©vouement assidu Ă la cĂ©lĂ©bration, permettant Ă la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme de nous transmettre son art. Guardini Ă©crit : « Nous devons comprendre Ă quel point nous nous sommes profondĂ©ment enlisĂ©s dans lâindividualisme et le subjectivisme ; Ă quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien Ă©troite est devenue la dimension de notre vie religieuse. Lâardent dĂ©sir de cultiver un grand style de priĂšre doit Ă nouveau sâĂ©veiller ; la volontĂ© dâessentialitĂ© doit aussi revivre dans la priĂšre. La voie Ă suivre pour y arriver est celle de la discipline ; du renoncement aux satisfactions faciles et sans effort ; du travail rigoureux, accompli dans lâobĂ©issance Ă lâĂglise, pour notre conduite et notre ĂȘtre religieux ». [15] Câest ainsi que lâon apprend lâart de cĂ©lĂ©brer.
51. En parlant de ce thĂšme, nous sommes enclins Ă penser quâil ne concerne que les ministres ordonnĂ©s qui exercent le service de la prĂ©sidence. Mais en fait, il sâagit dâune attitude que tous les baptisĂ©s sont appelĂ©s Ă vivre. Je pense Ă tous les gestes et Ă toutes les paroles qui appartiennent Ă lâassemblĂ©e : se rassembler, marcher en procession, sâasseoir, se tenir debout, sâagenouiller, chanter, se taire, acclamer, regarder, Ă©couter. Ce sont autant de façons par lesquelles lâassemblĂ©e, comme un seul homme (Ne 8,1), participe Ă la cĂ©lĂ©bration. Effectuer tous ensemble le mĂȘme geste, parler tous dâune seule voix, cela transmet Ă chaque individu lâĂ©nergie de toute lâassemblĂ©e. Il sâagit dâune uniformitĂ© qui non seulement ne mortifie pas mais, au contraire, Ă©duque le fidĂšle individuel Ă dĂ©couvrir lâunicitĂ© authentique de sa personnalitĂ© non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience dâĂȘtre un seul corps. Il ne sâagit pas de suivre un livre de bonnes maniĂšres liturgiques. Il sâagit plutĂŽt dâune « discipline » â au sens oĂč lâentend Guardini â qui, si elle est observĂ©e, nous forme authentiquement. Ce sont des gestes et des paroles qui mettent de lâordre dans notre monde intĂ©rieur en nous faisant vivre certains sentiments, attitudes, comportements. Ils ne sont pas lâexplication dâun idĂ©al que nous cherchons Ă nous laisser inspirer, mais ils sont au contraire une action qui engage le corps dans sa totalitĂ©, câest-Ă -dire dans son ĂȘtre unitĂ© de corps et dâĂąme.
52. Parmi les gestes rituels qui appartiennent Ă lâensemble de lâassemblĂ©e, le silence occupe une place dâimportance absolue. Bien souvent, il est expressĂ©ment prescrit dans les rubriques. Toute la cĂ©lĂ©bration eucharistique est immergĂ©e dans le silence qui prĂ©cĂšde son dĂ©but et qui marque chaque moment de son dĂ©roulement rituel. En effet, il est prĂ©sent dans lâacte pĂ©nitentiel, aprĂšs lâinvitation « Prions », dans la Liturgie de la Parole (avant les lectures, entre les lectures et aprĂšs lâhomĂ©lie), dans la priĂšre eucharistique, aprĂšs la communion. [16] Un tel silence nâest pas un havre intĂ©rieur dans lequel se cacher dans une sorte dâisolement intime, comme si on laissait derriĂšre soi la forme rituelle comme une distraction. Ce type de silence contredirait lâessence mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration. Le silence liturgique est quelque chose de beaucoup plus grand : il est le symbole de la prĂ©sence et de lâaction de lâEsprit Saint qui anime toute lâaction de la cĂ©lĂ©bration. Câest pourquoi il constitue un point dâarrivĂ©e dans une sĂ©quence liturgique. Câest prĂ©cisĂ©ment parce quâelle est un symbole de lâEsprit quâelle a le pouvoir dâexprimer lâaction multiforme de lâEsprit. Ainsi, en reprenant les moments que je viens de mentionner, le silence conduit Ă la douleur du pĂ©chĂ© et au dĂ©sir de conversion. Il Ă©veille la disponibilitĂ© Ă lâĂ©coute de la Parole et Ă©veille la priĂšre. Il nous dispose Ă adorer le Corps et le Sang du Christ. Il suggĂšre Ă chacun, dans lâintimitĂ© de la communion, ce que lâEsprit veut opĂ©rer dans nos vies pour nous conformer au Pain rompu. Pour toutes ces raisons, nous sommes appelĂ©s Ă accomplir avec un soin extrĂȘme le geste symbolique du silence. Ă travers lui, lâEsprit nous donne forme.
53. Chaque geste, chaque parole contient une action prĂ©cise qui est toujours nouvelle parce quâelle rencontre un moment toujours nouveau de notre propre vie. Je vais expliquer ce que je veux dire par un exemple simple. Nous nous agenouillons pour demander pardon, pour plier notre orgueil, pour remettre Ă Dieu nos larmes, pour implorer son intervention, pour le remercier dâun cadeau reçu. Câest toujours le mĂȘme geste qui, au fond, dĂ©clare notre propre petitesse en prĂ©sence de Dieu. NĂ©anmoins, accompli Ă diffĂ©rents moments de notre vie, il façonne nos profondeurs intĂ©rieures et se manifeste ensuite extĂ©rieurement dans notre relation avec Dieu et avec nos frĂšres et sĆurs. Aussi lâagenouillement doit ĂȘtre fait avec art, câest-Ă -dire avec une pleine conscience de son sens symbolique et du besoin que nous avons de ce geste pour exprimer notre maniĂšre dâĂȘtre en prĂ©sence du Seigneur. Et si tout cela est vrai pour ce simple geste, combien plus le sera-t-il pour la cĂ©lĂ©bration de la Parole ? Quel art sommes-nous appelĂ©s Ă apprendre pour proclamer la Parole, pour lâĂ©couter, pour la laisser inspirer notre priĂšre, pour la faire devenir notre vie ? Tout cela est digne de la plus grande attention, non pas formelle ou simplement extĂ©rieure, mais vivante et intĂ©rieure, afin que chaque geste et chaque parole de la cĂ©lĂ©bration, exprimĂ©s avec « art », forment la personnalitĂ© chrĂ©tienne de chaque individu et de la communautĂ©.
54. Sâil est vrai que lâars celebrandi est exigĂ© de toute lâassemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre, il est Ă©galement vrai que les ministres ordonnĂ©s doivent y porter une attention toute particuliĂšre. En visitant des communautĂ©s chrĂ©tiennes, jâai remarquĂ© que leur maniĂšre de vivre la cĂ©lĂ©bration liturgique est conditionnĂ©e â pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire â par la façon dont leur pasteur prĂ©side lâassemblĂ©e. On pourrait dire quâil existe diffĂ©rents « modĂšles » de prĂ©sidence. Voici une liste possible dâapproches qui, bien quâopposĂ©es lâune Ă lâautre, caractĂ©risent une maniĂšre de prĂ©sider certainement inadĂ©quate : une austĂ©ritĂ© rigide ou une crĂ©ativitĂ© exaspĂ©rante, un mysticisme spiritualisant ou un fonctionnalisme pratique, une vivacitĂ© prĂ©cipitĂ©e ou une lenteur exagĂ©rĂ©e, une insouciance nĂ©gligĂ©e ou une minutie excessive, une amabilitĂ© surabondante ou une impassibilitĂ© sacerdotale. MalgrĂ© la grande variĂ©tĂ© de ces exemples, je pense que lâinadĂ©quation de ces modĂšles de prĂ©sidence a une racine commune : un personnalisme exacerbĂ© du style de cĂ©lĂ©bration qui exprime parfois une manie mal dissimulĂ©e dâĂȘtre le centre de lâattention. Cela devient souvent plus Ă©vident lorsque nos cĂ©lĂ©brations sont transmises par voie hertzienne ou en ligne, ce qui nâest pas toujours opportun et nĂ©cessite une rĂ©flexion plus approfondie. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les comportements les plus rĂ©pandus, mais il nâest pas rare que des assemblĂ©es souffrent dâĂȘtre ainsi abusĂ©es.
55. Il y aurait beaucoup Ă dire sur lâimportance et la dĂ©licatesse de la prĂ©sidence. Ă plusieurs reprises, je me suis attardĂ© sur la tĂąche exigeante que reprĂ©sente la prĂ©dication de lâhomĂ©lie. [17] Je vais maintenant me limiter Ă quelques considĂ©rations plus larges, en voulant Ă nouveau rĂ©flĂ©chir avec vous sur la maniĂšre dont nous sommes formĂ©s par la Liturgie. Je pense au rythme rĂ©gulier des messes dominicales dans nos communautĂ©s, et je mâadresse donc aux prĂȘtres, mais implicitement Ă tous les ministres ordonnĂ©s.
56. Le prĂȘtre vit sa participation caractĂ©ristique Ă la cĂ©lĂ©bration en vertu du don reçu dans le sacrement de lâOrdre, et celle-ci sâexprime prĂ©cisĂ©ment dans la prĂ©sidence. Comme tous les rĂŽles quâil est appelĂ© Ă remplir, il ne sâagit pas en premier lieu dâun devoir qui lui est assignĂ© par la communautĂ©, mais plutĂŽt dâune consĂ©quence de lâeffusion de lâEsprit Saint reçue lors de lâordination, qui le rend apte Ă une telle tĂąche. Le prĂȘtre aussi est formĂ© par le fait quâil prĂ©side lâassemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre.
57. Pour que ce service soit bien fait â et mĂȘme avec art ! â il est dâune importance fondamentale que le prĂȘtre ait tout dâabord une conscience aiguĂ« dâĂȘtre, par la misĂ©ricorde de Dieu, une prĂ©sence particuliĂšre du Seigneur ressuscitĂ©. Le ministre ordonnĂ© est lui-mĂȘme lâun des modes de prĂ©sence du Seigneur qui rendent lâassemblĂ©e chrĂ©tienne unique, diffĂ©rente de toute autre assemblĂ©e (cf. Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » â au sens large â Ă tous les gestes et paroles de celui qui prĂ©side. LâassemblĂ©e a le droit de pouvoir sentir dans ces gestes et ces paroles le dĂ©sir que le Seigneur a, aujourdâhui comme Ă la derniĂšre CĂšne, de continuer Ă manger la PĂąque avec nous. Câest donc le Seigneur RessuscitĂ© qui est le protagoniste, et certainement pas nos immaturitĂ©s qui cherchent, en assumant un rĂŽle et une attitude, une prĂ©sentabilitĂ© quâelles ne peuvent avoir. Le prĂȘtre lui-mĂȘme devrait ĂȘtre submergĂ© par ce dĂ©sir de communion que le Seigneur a envers chacun. Câest comme sâil Ă©tait placĂ© au milieu entre le cĆur brĂ»lant de lâamour de JĂ©sus et le cĆur de chaque croyant, objet de son amour. PrĂ©sider lâEucharistie, câest ĂȘtre plongĂ© dans la fournaise de lâamour de Dieu. Lorsquâil nous sera donnĂ© de comprendre cette rĂ©alitĂ©, ou mĂȘme simplement dâen avoir lâintuition, nous nâaurons certainement plus besoin dâun Directoire qui nous imposerait le comportement adĂ©quat. Si nous en avons besoin, câest Ă cause de la duretĂ© de notre cĆur. La norme la plus Ă©levĂ©e, et donc la plus exigeante, est la rĂ©alitĂ© mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration eucharistique, qui sĂ©lectionne les mots, les gestes, les sentiments qui nous feront comprendre si notre usage de ceux-ci est ou non Ă la hauteur de la rĂ©alitĂ© quâils servent. Il est Ă©vident que cela ne sâimprovise pas. Câest un art. Cela demande de la part du prĂȘtre de lâapplication, un entretien assidu du feu de lâamour du Seigneur quâil est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12,49).
58. Lorsque la premiĂšre communautĂ© rompt le pain en obĂ©issant au commandement du Seigneur, elle le fait sous le regard de Marie qui accompagne les premiers pas de lâĂglise : â Tous Ă©taient assidus Ă la priĂšre, avec des femmes, avec Marie la mĂšre de JĂ©sus â (Ac 1,14). La Vierge MĂšre « veille » sur les gestes de son Fils confiĂ©s aux apĂŽtres. Comme elle lâa fait aprĂšs les paroles de lâange Gabriel, elle protĂšge Ă nouveau dans son sein, ces gestes qui font/forment le corps de son Fils. Le prĂȘtre, qui rĂ©pĂšte ces gestes en vertu du don reçu dans le sacrement de lâOrdre, est lui-mĂȘme protĂ©gĂ© dans le sein de la Vierge. Avons-nous vraiment besoin ici dâune rĂšgle pour nous dire comment nous devons agir ?
59. Devenus des instruments pour allumer le feu de lâamour du Seigneur sur la terre, protĂ©gĂ©s dans le sein de Marie, Vierge faite Ăglise (comme le chantait saint François), les prĂȘtres doivent laisser lâEsprit Saint agir sur eux, pour mener Ă bien lâĆuvre quâil a commencĂ©e en eux lors de leur ordination. Lâaction de lâEsprit leur offre la possibilitĂ© dâexercer leur ministĂšre de prĂ©sidence de lâassemblĂ©e eucharistique avec la crainte de Pierre, conscient dâĂȘtre pĂ©cheur (Lc 5,1-11), avec la puissante humilitĂ© du serviteur souffrant (cf. Is 42ss), avec le dĂ©sir « dâĂȘtre mangĂ© » par les personnes qui leur sont confiĂ©es dans lâexercice quotidien du ministĂšre.
60. Câest la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme qui Ă©duque le prĂȘtre Ă ce niveau et Ă cette qualitĂ© de prĂ©sidence. Il ne sâagit pas, je le rĂ©pĂšte, dâune adhĂ©sion mentale, mĂȘme si tout notre esprit ainsi que toute notre sensibilitĂ© doivent y ĂȘtre engagĂ©s. Ainsi, le prĂȘtre se forme en prĂ©sidant les paroles et les gestes que la liturgie met sur ses lĂšvres et dans ses mains.
Il nâest pas assis sur un trĂŽne [18] car le Seigneur rĂšgne avec lâhumilitĂ© de celui qui sert.
Il ne dĂ©tourne pas lâattention de la centralitĂ© de lâautel, symbole du Christ, car câest de son cĂŽtĂ© transpercĂ© quâil laissa couler lâeau et le sang, source des sacrements de lâĂglise et le centre de notre louange et de notre action de grĂące. [19]
En sâapprochant de lâautel pour lâoffrande, le prĂȘtre est Ă©duquĂ© Ă lâhumilitĂ© et Ă la contrition par les paroles : « Le cĆur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grĂące devant toi, Seigneur notre Dieu ». [20]
Il ne peut pas compter sur lui-mĂȘme pour le ministĂšre qui lui est confiĂ©, car la Liturgie lâinvite Ă prier pour ĂȘtre purifiĂ© par le signe de lâeau, lorsquâil dit : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, et purifie-moi de mon pĂ©chĂ© ». [21]
Les mots que la Liturgie place sur ses lĂšvres ont des contenus diffĂ©rents qui exigent des tonalitĂ©s spĂ©cifiques. Lâimportance de ces paroles exige du prĂȘtre un vĂ©ritable ars dicendi. Celles-ci donnent forme Ă ses sentiments intĂ©rieurs, tantĂŽt dans la supplication du PĂšre au nom de lâassemblĂ©e, tantĂŽt dans lâexhortation adressĂ©e Ă lâassemblĂ©e, tantĂŽt dans lâacclamation dâune seule voix avec toute lâassemblĂ©e.
Dans la priĂšre eucharistique â Ă laquelle participent aussi tous les baptisĂ©s, en Ă©coutant avec rĂ©vĂ©rence et en silence, et en intervenant dans les acclamations [22] â celui qui prĂ©side a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant le PĂšre lâoffrande de son Fils dans la derniĂšre CĂšne, afin que ce don immense soit rendu nouvellement prĂ©sent sur lâautel. Ă cette offrande, il participe par lâoffrande de lui-mĂȘme. Le prĂȘtre ne peut pas raconter la CĂšne au PĂšre sans y participer lui-mĂȘme. Il ne peut pas dire : « Prenez, et mangez-en tous : ceci est mon Corps livrĂ© pour vous », et ne pas vivre le mĂȘme dĂ©sir dâoffrir son propre corps, sa propre vie, pour le peuple qui lui est confiĂ©. Câest ce qui se passe dans lâexercice de son ministĂšre.
De tout cela et de beaucoup dâautres choses, le prĂȘtre est continuellement formĂ© par lâaction cĂ©lĂ©brative.
* * *
61. Dans cette lettre, jâai voulu simplement partager quelques rĂ©flexions qui nâĂ©puisent certainement pas lâimmense trĂ©sor de la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres. Je demande Ă tous les Ă©vĂȘques, prĂȘtres et diacres, aux formateurs des sĂ©minaires, aux enseignants des facultĂ©s et des Ă©coles de thĂ©ologie, Ă tous les catĂ©chistes dâaider le saint peuple de Dieu Ă puiser dans ce qui est la premiĂšre source de la spiritualitĂ© chrĂ©tienne. Nous sommes appelĂ©s Ă redĂ©couvrir sans cesse la richesse des principes gĂ©nĂ©raux exposĂ©s dans les premiers numĂ©ros de Sacrosanctum concilium, en saisissant le lien intime entre cette premiĂšre constitution du Concile et toutes les autres. Câest pourquoi nous ne pouvons pas revenir Ă cette forme rituelle que les PĂšres du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former, approuvant, sous la conduite de lâEsprit Saint et suivant leur conscience de pasteurs, les principes dâoĂč est nĂ©e la rĂ©forme. Les saints Pontifes Paul VI et Jean Paul II, en approuvant les livres liturgiques rĂ©formĂ©s ex decreto Sacrosancti Ćcumenici Concilii Vaticani II, ont garanti la fidĂ©litĂ© de la rĂ©forme du Concile. Câest pour cette raison que jâai Ă©crit Traditionis custodes, afin que lâĂglise puisse Ă©lever, dans la variĂ©tĂ© de tant de langues, une seule et mĂȘme priĂšre capable dâexprimer son unitĂ© [23]. Comme je lâai dĂ©jĂ Ă©crit, jâentends que cette unitĂ© soit rĂ©tablie dans toute lâĂglise de rite romain.
62. Je voudrais que cette lettre nous aide Ă raviver notre Ă©merveillement pour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne, Ă nous rappeler la nĂ©cessitĂ© dâune authentique formation liturgique, et Ă reconnaĂźtre lâimportance dâun art de cĂ©lĂ©brer qui soit au service de la vĂ©ritĂ© du MystĂšre Pascal et de la participation de tous les baptisĂ©s Ă celui-ci, chacun selon sa vocation.
Toute cette richesse nâest pas loin de nous. Elle est dans nos Ă©glises, dans nos fĂȘtes chrĂ©tiennes, dans la centralitĂ© du Dimanche, Jour du Seigneur, dans la force des sacrements que nous cĂ©lĂ©brons. La vie chrĂ©tienne est un parcours continuel de croissance. Nous sommes appelĂ©s Ă nous laisser former dans la joie et dans la communion.
63. Câest pourquoi, je dĂ©sire vous laisser une autre indication Ă suivre sur notre chemin. Je vous invite Ă redĂ©couvrir le sens de lâannĂ©e liturgique et du Jour du Seigneur: cela aussi est une consigne du Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, nn.102-111).
64. Ă la lumiĂšre de ce que nous avons rappelĂ© ci-dessus, nous comprenons que lâannĂ©e liturgique est lâoccasion pour nous de grandir dans notre connaissance du mystĂšre du Christ, en plongeant nos vies dans le mystĂšre de sa PĂąque, dans lâattente de son retour dans la gloire. Il sâagit dâune vĂ©ritable formation permanente. Notre vie nâest pas une sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements alĂ©atoires et chaotiques, qui se succĂšdent les uns aux autres. Il sâagit plutĂŽt dâun itinĂ©raire prĂ©cis qui, dâune cĂ©lĂ©bration annuelle de PĂąques Ă une autre, nous rend conformes Ă Lui, dans lâattente que se rĂ©alise cette bienheureuse espĂ©rance : lâavĂšnement de JĂ©sus Christ, notre Sauveur [24].
65. Au fur et Ă mesure que sâĂ©coule le temps rendu nouveau par sa PĂąque, lâĂglise cĂ©lĂšbre chaque huitiĂšme jour, dans le jour du Seigneur, lâĂ©vĂ©nement de notre salut. Le dimanche, avant dâĂȘtre un prĂ©cepte, est un don que Dieu fait Ă son peuple ; et pour cette raison lâEglise le sauvegarde par un prĂ©cepte. La cĂ©lĂ©bration dominicale offre Ă la communautĂ© chrĂ©tienne la possibilitĂ© dâĂȘtre formĂ©e par lâEucharistie. De dimanche en dimanche, la parole du Seigneur ressuscitĂ© illumine notre existence, en voulant atteindre en nous la fin pour laquelle elle a Ă©tĂ© envoyĂ©e. (Cf. Is 55,10-11) De dimanche en dimanche, la communion au Corps et au Sang du Christ veut faire de notre vie aussi un sacrifice agrĂ©able au PĂšre, dans la communion fraternelle du partage, de lâhospitalitĂ©, du service. De dimanche en dimanche, lâĂ©nergie du Pain rompu nous soutient dans lâannonce de lâĂvangile dans lequel se manifeste lâauthenticitĂ© de notre cĂ©lĂ©bration
Abandonnons nos polĂ©miques pour Ă©couter ensemble ce que lâEsprit dit Ă lâEglise. Sauvegardons notre communion. Continuons Ă nous Ă©merveiller de la beautĂ© de la liturgie. La PĂąque nous a Ă©tĂ© donnĂ©e. Laissons-nous protĂ©ger par le dĂ©sir que le Seigneur continue dâavoir de manger sa PĂąque avec nous. Sous le regard de Marie, MĂšre de lâEglise.
DonnĂ© Ă Rome, prĂšs Saint Jean de Latran, le 29 juin, solennitĂ© des saints Pierre et Paul, apĂŽtres, en lâan 2022, la dixiĂšme annĂ©e de mon pontificat.
FRANĂOIS
Â
LâhumanitĂ© entiĂšre tremble,
lâunivers entier tremble et le ciel se rĂ©jouit,
quand sur lâautel, dans la main du prĂȘtre
Le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent.
à hauteur admirable et valeur stupéfiante !
à sublime humilité ! O humble sublimité !
que le Seigneur de lâunivers, Dieu et Fils de Dieu
sâhumilie au point de se cacher, pour notre salut,
sous un petit semblant de pain !
Voyez, mes frĂšres, lâhumilitĂ© de Dieu,
et ouvrez vos cĆurs devant Lui ;
Humiliez vous aussi, afin dâĂȘtre Ă©levĂ©s par Lui.
Ne retenez donc rien de vous-mĂȘmes,
afin que vous soyez reçus en tout et pour tout par Celui qui sâoffre entiĂšrement Ă vous.
Saint François dâAssise
Lettre Ă tout lâOrdre II,26-29
[1] Cfr. Leo Magnus, Sermo LXXIV: De ascensione Domini II,1: «quod […] Redemptoris nostri conspicuum fuit, in sacramenta transivit».
[2] PrĂŠfatio paschalis III, Missale Romanum (2008) p. 367: «Qui immolĂĄtus iam non mĂłritur, sed semper vivit occĂsus».
[3] Cfr. Missale Romanum (2008) p. 532.
[4] Cfr. Augustinus, Enarrationes in psalmos. Ps. 138,2; Oratio post septimam lectionem, Vigilia paschalis, Missale Romanum (2008) p. 359; Super oblata, Pro Ecclesia (B) , Missale Romanum (2008) p. 1076.
[5] Cfr. Augustinus, In Ioannis Evangelium tractatus XXVI,13.
[6] LitterĂŠ encyclicĂŠ Mediator Dei (20 Novembris 1947) in AAS 39 (1947) 532.
[7] AAS 56 (1964) 34.
[8] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 43 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.32.
[9] R. Guardini, Der Kultakt und die gegenwÀrtge Aufgabe der Liturgischen Bildung (1964) in Liturgie und liturgische Bildung(Mainz 1992) p. 14 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.91.
[10] De Ordinatione Episcopi, Presbyterorum et Diaconorum (1990) p. 95 ; « Agnosce quod ages, imitare quod tractabis, et vitam tuam mysterio dominicÊ crucis conforma ».
[11] Leo Magnus, Sermo XII: De Passione III, 7.
[12] IrenĂŠus Lugdunensis, Adversus hĂŠreses IV,20,7.
[13] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 36 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.26.
[14] Cantico delle Creature, Fonti Francescane, n. 263.
[15] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 99 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.75
[16] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn. 45; 51; 54-56; 66; 71; 78; 84; 88; 271.
[17] Voir lâExhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013) nn. 135-144.
[18] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, n.310.
[19] Prex dedicationis in Ordo dedicationis ecclesiĂŠ et altaris (1977) p. 102.
[20] Missale Romanum (2008) p. 515: «In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus».
[21] Missale Romanum (2008) p. 515: «Lava me, Domine, ab iniquitate mea, et a peccato meo munda me».
[22] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn.78-79.
[23] Cf. Paulus VI, Constitutio apostolica Missale Romanum (3 Aprilis 1969) in AAS 61 (1969) 222.
[24] Missale Romanum (2008) p. 598 : « ⊠exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Iesu Christi ».
Copyright © Dicastero per la Comunicazione – Libreria Editrice Vaticana
Dans ce dossier
Publié le 30 juin 2022

