DESIDERIO DESIDERAVI

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LETTRE APOSTOLIQUE

DESIDERIO DESIDERAVI

DU SAINT-PÈRE
FRANÇOIS

AUX ÉVÊQUES, PRÊTRES ET DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET AUX FIDÈLES LAÏCS

SUR LA FORMATION LITURGIQUE
DU PEUPLE DE DIEU

Desiderio desideravi
hoc Pascha manducare vobiscum,
antequam patiar.
(Lc 22,15)

 

1. Trùs chers frùres et sƓurs,

par cette lettre, je dĂ©sire vous rejoindre tous – aprĂšs avoir dĂ©jĂ  Ă©crit uniquement aux Ă©vĂȘques aprĂšs la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous Ă©cris pour partager avec vous quelques rĂ©flexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de l’Église. Le sujet est vaste et mĂ©rite d’ĂȘtre examinĂ© attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je n’ai pas l’intention de traiter la question de maniĂšre exhaustive. Je souhaite plutĂŽt offrir quelques pistes de rĂ©flexion qui puissent aider Ă  la contemplation de la beautĂ© et de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne.

La Liturgie : « l’aujourd’hui » de l’histoire du salut

2. « J’ai dĂ©sirĂ© d’un grand dĂ©sir manger cette PĂąque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de JĂ©sus par lesquelles s’ouvre le rĂ©cit de la DerniĂšre CĂšne sont la fissure par laquelle nous est donnĂ©e la surprenante possibilitĂ© de percevoir la profondeur de l’amour des Personnes de la Sainte TrinitĂ© pour nous.

3. Pierre et Jean avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s pour faire les prĂ©paratifs nĂ©cessaires pour manger la PĂąque, mais, Ă  y regarder de plus prĂšs, toute la crĂ©ation, toute l’histoire – qui allait finalement se rĂ©vĂ©ler comme l’histoire du salut – est une grande prĂ©paration Ă  ce repas. Pierre et les autres se tiennent Ă  cette table, inconscients et pourtant nĂ©cessaires : tout don, pour ĂȘtre tel, doit avoir quelqu’un disposĂ© Ă  le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre l’immensitĂ© du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. NĂ©anmoins, par la misĂ©ricorde du Seigneur, le don est confiĂ© aux apĂŽtres afin qu’il soit apportĂ© Ă  tout homme et Ă  toute femme.

4. Personne n’avait gagnĂ© sa place Ă  ce repas. Tout le monde a Ă©tĂ© invitĂ©. Ou plutĂŽt : tous ont Ă©tĂ© attirĂ©s par le dĂ©sir ardent que JĂ©sus avait de manger cette PĂąque avec eux : Il sait qu’il est l’Agneau de ce repas de PĂąque, il sait qu’il est la PĂąque. C’est la nouveautĂ© absolue de ce repas, la seule vraie nouveautĂ© de l’histoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la DerniĂšre CĂšne ». Cependant, son dĂ©sir infini de rĂ©tablir cette communion avec nous, qui Ă©tait et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) n’aura pas mangĂ© son Corps et bu son Sang : c’est pourquoi ce mĂȘme repas sera rendu prĂ©sent, jusqu’à son retour, dans la cĂ©lĂ©bration de l’Eucharistie.

5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invitĂ©s au repas des noces de l’Agneau (Ap 19, 9). Pour ĂȘtre admis au festin, il suffit de porter l’habit de noces de la foi, qui vient de l’écoute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : l’Église taille ce vĂȘtement sur mesure, avec la blancheur d’un tissu lavĂ© dans le Sang de l’Agneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce qu’un seul instant de repos, sachant que tous n’ont pas encore reçu l’invitation Ă  ce repas, ou que d’autres l’ont oubliĂ©e ou se sont perdus en chemin dans les mĂ©andres de la vie humaine. C’est ce dont je parlais lorsque je disais : « j’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclĂ©siale devienne un canal adĂ©quat pour l’évangĂ©lisation du monde actuel, plus que pour l’auto-prĂ©servation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent s’asseoir au repas du sacrifice de l’Agneau et vivre de Lui.

6. Avant notre rĂ©ponse Ă  son invitation — bien avant ! — il y a son dĂ©sir pour nous, Nous n’en sommes peut-ĂȘtre mĂȘme pas conscients, mais chaque fois que nous allons Ă  la Messe, la raison premiĂšre est que nous sommes attirĂ©s par son dĂ©sir pour nous. De notre cĂŽtĂ©, la rĂ©ponse possible — qui est aussi l’ascĂšse la plus exigeante — est, comme toujours, celle de nous abandonner Ă  son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute rĂ©ception de la communion au Corps et au Sang du Christ a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© voulue par Lui lors de la DerniĂšre CĂšne.

7. Le contenu du Pain rompu est la croix de JĂ©sus, son sacrifice d’obĂ©issance par amour pour le PĂšre. Si nous n’avions pas eu la derniĂšre CĂšne, c’est-Ă -dire si nous n’avions pas eu l’anticipation rituelle de sa mort, nous n’aurions jamais pu saisir comment l’exĂ©cution de sa condamnation Ă  mort a pu ĂȘtre l’acte d’un culte parfait, agrĂ©able au PĂšre, le seul vĂ©ritable acte de culte. Quelques heures seulement aprĂšs la CĂšne, les ApĂŽtres auraient pu voir dans la croix de JĂ©sus, s’ils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour JĂ©sus de dire : « corps offert », « sang versĂ© ». C’est de cela que nous faisons mĂ©moire dans chaque Eucharistie. Lorsque le RessuscitĂ© revient d’entre les morts pour rompre le pain pour les disciples d’EmmaĂŒs, et pour ses disciples qui Ă©taient retournĂ©s pĂȘcher des poissons et non des hommes sur la mer de GalilĂ©e, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guĂ©rit de l’aveuglement infligĂ© par l’horreur de la croix, et les rend capables de « voir » le RessuscitĂ©, de croire en la RĂ©surrection.

8. Si nous Ă©tions arrivĂ©es d’une maniĂšre ou d’une autre Ă  JĂ©rusalem aprĂšs la PentecĂŽte et que nous avions ressenti le dĂ©sir non seulement d’avoir des informations sur JĂ©sus de Nazareth, mais plutĂŽt le dĂ©sir de pouvoir encore le rencontrer, nous n’aurions eu d’autre possibilitĂ© que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous n’aurions pas d’autre possibilitĂ© de vraie rencontre avec Lui que celle de la communautĂ© qui cĂ©lĂšbre. C’est pourquoi l’Église a toujours protĂ©gĂ© comme son trĂ©sor le plus prĂ©cieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mĂ©moire de moi ».

9. DĂšs le dĂ©but, l’Église Ă©tait consciente qu’il ne s’agissait pas d’une reprĂ©sentation, aussi sacrĂ©e soit-elle, de la CĂšne du Seigneur. Cela n’aurait eu aucun sens, et personne n’aurait pu penser Ă  « mettre en scĂšne » — surtout devant les yeux de Marie, la MĂšre du Seigneur — ce moment le plus Ă©levĂ© de la vie du MaĂźtre. DĂšs le dĂ©but, l’Église avait compris, Ă©clairĂ©e par l’Esprit Saint, que ce qui Ă©tait visible en JĂ©sus, ce qui pouvait ĂȘtre vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractĂšre concret du Verbe incarnĂ©, tout de Lui Ă©tait passĂ© dans la cĂ©lĂ©bration des sacrements. [1]

 

La Liturgie : lieu de la rencontre avec le Christ

10. C’est lĂ  que rĂ©side toute la puissante beautĂ© de la liturgie. Si la RĂ©surrection Ă©tait pour nous un concept, une idĂ©e, une pensĂ©e ; si le RessuscitĂ© Ă©tait pour nous le souvenir du souvenir d’autres personnes, mĂȘme si elles faisaient autoritĂ©, comme par exemple les ApĂŽtres ; s’il ne nous Ă©tait pas donnĂ© aussi la possibilitĂ© d’une vraie rencontre avec Lui, ce serait comme dĂ©clarer Ă©puisĂ©e la nouveautĂ© du Verbe fait chair. Au contraire, l’Incarnation, en plus d’ĂȘtre le seul Ă©vĂ©nement toujours nouveau l’histoire connaisse, est aussi la mĂ©thode mĂȘme que la Sainte TrinitĂ© a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrĂ©tienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas.

11. La liturgie nous garantit la possibilitĂ© d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la DerniĂšre CĂšne ne nous servirait Ă  rien. Nous avons besoin d’ĂȘtre prĂ©sents Ă  ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans l’Eucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur JĂ©sus et d’ĂȘtre atteints par la puissance de son MystĂšre Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de JĂ©sus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient Ă  travers la cĂ©lĂ©bration des sacrements. Je suis NicodĂšme et la Samaritaine au puits, l’homme possĂ©dĂ© par des dĂ©mons Ă  CapharnaĂŒm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pĂ©cheresse pardonnĂ©e et la femme affligĂ©e d’hĂ©morragies, la fille de JaĂŻre et l’aveugle de JĂ©richo, ZachĂ©e et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnĂ©s. Le Seigneur JĂ©sus qui, immolĂ© sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue Ă  nous pardonner, Ă  nous guĂ©rir, Ă  nous sauver avec la puissance des Sacrements. C’est la maniĂšre concrĂšte, par le biais de l’incarnation, dont il nous aime. C’est la maniĂšre dont il assouvit sa propre soif de nous qu’il avait dĂ©clarĂ©e sur la croix (Jn 19,28).

12. Notre premiĂšre rencontre avec sa PĂąque est l’évĂ©nement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptĂȘme. Il ne s’agit pas d’une adhĂ©sion mentale Ă  sa pensĂ©e ou l’acceptation d’un code de conduite imposĂ© par Lui. Il s’agit plutĂŽt d’ĂȘtre plongĂ© dans sa passion, sa mort, sa rĂ©surrection et son ascension. Il ne s’agit pas d’un geste magique. La magie est Ă  l’opposĂ© de la logique des sacrements car elle prĂ©tend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuitĂ© avec l’Incarnation, il nous est donnĂ©, en vertu de la prĂ©sence et de l’action de l’Esprit, la possibilitĂ© de mourir et de ressusciter dans le Christ.

13. Comme c’est Ă©mouvant, la maniĂšre dont cela se passe ! La priĂšre pour la bĂ©nĂ©diction de l’eau baptismale [3] nous rĂ©vĂšle que Dieu a créé l’eau prĂ©cisĂ©ment en pensant au BaptĂȘme. Cela signifie que lorsque Dieu a créé l’eau, il pensait au BaptĂȘme de chacun d’entre nous, et cette pensĂ©e l’a accompagnĂ© tout au long de son action dans l’histoire du salut, chaque fois que, avec un dessein prĂ©cis, il a voulu se servir de l’eau. C’est comme si, aprĂšs l’avoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire l’eau du baptĂȘme. C’est ainsi qu’il a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin qu’elle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il s’en est servi pour rĂ©gĂ©nĂ©rer l’humanitĂ© lors du DĂ©luge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il l’a dominĂ©e en la sĂ©parant pour ouvrir un chemin de libĂ©ration dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il l’a consacrĂ©e dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprĂ©gnĂ©e de l’Esprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il l’a mĂ©langĂ©e au sang de son Fils, don de l’Esprit insĂ©parablement uni au don de la vie et de la mort de l’Agneau immolĂ© pour nous, et de son cĂŽtĂ© transpercĂ© il l’a rĂ©pandu sur nous (Jn 19,34). C’est dans cette eau que nous avons Ă©tĂ© immergĂ©s afin que, par sa puissance, nous puissions ĂȘtre greffĂ©s dans le Corps du Christ et qu’avec Lui, nous ressuscitions Ă  la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).

L’Église : sacrement du Corps du Christ

14. Comme nous l’a rappelĂ© le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant l’Écriture, les PĂšres et la Liturgie – les piliers de la Tradition authentique – c’est du cĂŽtĂ© du Christ endormi sur la croix qu’est nĂ© l’admirable sacrement de toute l’Église [4]. Le parallĂšle entre le premier et le nouvel Adam est Ă©tonnant : de mĂȘme que du cĂŽtĂ© du premier Adam, aprĂšs l’avoir plongĂ© dans un profond sommeil, Dieu a tirĂ© Eve, de mĂȘme du cĂŽtĂ© du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naĂźt la nouvelle Eve, l’Eglise. L’étonnement pour nous rĂ©side dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam s’est appropriĂ© en regardant l’Église : « Cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et ĂȘtre descendus dans les eaux du baptĂȘme, nous sommes devenus l’os de ses os et la chair de sa chair.

15. Sans cette incorporation, il n’y a aucune possibilitĂ© de vivre la plĂ©nitude du culte rendu Ă  Dieu. En effet, il n’y a qu’un seul acte de culte parfait et agrĂ©able au PĂšre, Ă  savoir l’obĂ©issance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer Ă  son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». C’est le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Église, le Corps mystique du Christ.

Le sens théologique de la Liturgie

16. Nous devons au Concile – et au mouvement liturgique qui l’a prĂ©cĂ©dĂ© – la redĂ©couverte d’une comprĂ©hension thĂ©ologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de l’Eglise. De mĂȘme que les principes gĂ©nĂ©raux Ă©noncĂ©s dans Sacrosanctum Concilium ont Ă©tĂ© fondamentaux pour la rĂ©forme de la liturgie, ils continuent Ă  l’ĂȘtre pour la promotion de cette cĂ©lĂ©bration pleine, consciente, active et fĂ©conde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie Ă©tant la « source premiĂšre et indispensable Ă  laquelle les fidĂšles peuvent puiser l’authentique esprit chrĂ©tien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute l’Église Ă  redĂ©couvrir, Ă  sauvegarder et Ă  vivre la vĂ©ritĂ© et la force de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je voudrais que la beautĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne et ses consĂ©quences nĂ©cessaires dans la vie de l’Église ne soient pas dĂ©figurĂ©es par une comprĂ©hension superficielle et rĂ©ductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service d’une vision idĂ©ologique, quelle qu’elle soit. La priĂšre sacerdotale de JĂ©sus Ă  la derniĂšre CĂšne pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piĂ©tĂ©, signe d’unitĂ©, lien de charitĂ©. [5]

La Liturgie : un antidote contre le venin de la mondanité spirituelle

17. J’ai mis en garde Ă  plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de l’Église, la « mondanitĂ© spirituelle » : j’en ai longuement parlĂ© dans l’Exhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le nĂ©o-pĂ©lagianisme comme les deux modes reliĂ©s entre eux qui alimentent cette mondanitĂ© spirituelle.

Le premier rĂ©duit la foi chrĂ©tienne Ă  un subjectivisme qui enferme l’individu « dans l’immanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).

Le second annule la valeur de la grĂące pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu Ă  « un Ă©litisme narcissique et autoritaire oĂč, au lieu d’évangĂ©liser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter l’accĂšs Ă  la grĂące, on consomme de l’énergie Ă  contrĂŽler »(Evangelii gaudium, n. 94).

Ces formes dĂ©formĂ©es de christianisme peuvent avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la vie de l’Église.

18. Il est Ă©vident, d’aprĂšs ce que j’ai rappelĂ© ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature mĂȘme, l’antidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle Ă©videmment de la Liturgie dans son sens thĂ©ologique et certainement pas – Pie XII l’a dĂ©jĂ  dit – comme un cĂ©rĂ©monial dĂ©coratif ou une simple somme de lois et de prĂ©ceptes rĂ©glant le culte [6].

19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous libĂšre de la prison d’une autorĂ©fĂ©rentialitĂ© nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, L’action cĂ©lĂ©brative n’appartient pas Ă  l’individu mais au Christ-Eglise, Ă  la totalitĂ© des fidĂšles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de l’étendue de ce « nous » est toujours dĂ©moniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls Ă  la recherche d’une connaissance individuelle prĂ©sumĂ©e du mystĂšre de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblĂ©e, pour nous conduire dans le mystĂšre que la Parole et les signes sacramentels nous rĂ©vĂšlent. Et elle le fait en cohĂ©rence avec l’action de Dieu, en suivant le chemin de l’incarnation, Ă  travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, l’espace et le temps.

20. Si le nĂ©o-pĂ©lagianisme nous enivre de la prĂ©somption d’un salut gagnĂ© par nos propres efforts, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous purifie en proclamant la gratuitĂ© du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique n’est pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frĂšres et sƓurs. Le dĂ©but de chaque cĂ©lĂ©bration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon pĂ©chĂ© et en m’invitant Ă  supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frĂšres et sƓurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes d’entrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour ĂȘtre sauvĂ©s (cf. Mt 8,8). Nous n’avons pas d’autre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur JĂ©sus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie n’a rien Ă  voir avec un moralisme ascĂ©tique : c’est le don de la PĂąque du Seigneur qui, accueilli avec docilitĂ©, rend notre vie nouvelle. On n’entre dans le cĂ©nacle que par la force d’attraction de son dĂ©sir de manger la PĂąque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).

Redécouvrir à chaque jour
la beauté de la vérité de la célébration chrétienne

21. Mais nous devons faire attention : pour que l’antidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandĂ© de redĂ©couvrir chaque jour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je me rĂ©fĂšre encore une fois au sens thĂ©ologique, comme l’a admirablement dĂ©crit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ rĂ©vĂ©lĂ© et donnĂ© dans son MystĂšre Pascal, rendu prĂ©sent et actif aujourd’hui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que l’Esprit, en nous plongeant dans le mystĂšre pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.

22. La redĂ©couverte continuelle de la beautĂ© de la liturgie n’est pas la poursuite d’un esthĂ©tisme rituel qui ne prend plaisir qu’à soigner la formalitĂ© extĂ©rieure d’un rite ou se satisfait d’une scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement Ă  approuver l’attitude opposĂ©e qui confond la simplicitĂ© avec une banalitĂ© dĂ©braillĂ©e, l’essentialitĂ© avec une superficialitĂ© ignorante, ou le caractĂšre concret de l’action rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspĂ©rant.

23. Soyons clairs : tous les aspects de la cĂ©lĂ©bration doivent ĂȘtre soignĂ©s (espace, temps, gestes, paroles, objets, vĂȘtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent ĂȘtre respectĂ©es : une telle attention suffirait Ă  ne pas priver l’assemblĂ©e de ce qui lui est dĂ», c’est-Ă -dire le mystĂšre pascal cĂ©lĂ©brĂ© selon le rituel Ă©tabli par l’Église. Mais mĂȘme si la qualitĂ© et le bon dĂ©roulement de la cĂ©lĂ©bration Ă©taient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entiĂšre.

L’émerveillement devant le mystĂšre pascal :
Ă©lĂ©ment essentiel de l’acte liturgique

24. Si notre Ă©merveillement pour le mystĂšre pascal rendu prĂ©sent dans le caractĂšre concret des signes sacramentels venait Ă  manquer, nous risquerions vraiment d’ĂȘtre impermĂ©ables Ă  l’ocĂ©an de grĂące qui inonde chaque cĂ©lĂ©bration. Les efforts, certes louables, pour amĂ©liorer la qualitĂ© de la cĂ©lĂ©bration ne suffisent pas, pas plus que l’appel Ă  une plus grande intĂ©rioritĂ© : mĂȘme cette derniĂšre court le risque d’ĂȘtre rĂ©duite Ă  une subjectivitĂ© vide si elle n’accueille pas la rĂ©vĂ©lation du mystĂšre chrĂ©tien. La rencontre avec Dieu n’est pas le fruit d’une recherche intĂ©rieure individuelle, mais un Ă©vĂ©nement donnĂ© : nous pouvons rencontrer Dieu Ă  travers le fait nouveau de l’Incarnation qui, dans la derniĂšre CĂšne, va jusqu’à dĂ©sirer ĂȘtre mangĂ© par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse Ă©chapper Ă  la fascination de la beautĂ© de ce don ?

25. Quand je parle d’émerveillement devant le MystĂšre pascal, je n’entends nullement ce que me semble parfois exprimer l’expression vague de « sens du mystĂšre ». C’est parfois l’une des principales accusations prĂ©sumĂ©es contre la rĂ©forme liturgique. On dit que le sens du mystĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ© de la cĂ©lĂ©bration. L’émerveillement dont je parle n’est pas une sorte de dĂ©sarroi devant une rĂ©alitĂ© obscure ou un rite Ă©nigmatique, mais c’est, au contraire, l’émerveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© dans la PĂąque de JĂ©sus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacitĂ© continue Ă  nous atteindre dans la cĂ©lĂ©bration des « mystĂšres », c’est-Ă -dire des sacrements. Il n’en reste pas moins vrai que la plĂ©nitude de la rĂ©vĂ©lation a, par rapport Ă  notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement Ă  la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si l’émerveillement est vrai, il n’y a aucun risque que nous ne percevions pas, mĂȘme dans la proximitĂ© voulue par l’Incarnation, l’altĂ©ritĂ© de la prĂ©sence de Dieu. Si la rĂ©forme avait Ă©liminĂ© ce vague « sens du mystĂšre », ce serait une note de mĂ©rite plutĂŽt qu’un acte d’accusation. La beautĂ©, tout comme la vĂ©ritĂ©, suscite toujours l’admiration et lorsqu’elle est rapportĂ©e au mystĂšre de Dieu, elle conduit Ă  l’adoration.

26. L’émerveillement est une partie essentielle de l’acte liturgique car c’est l’attitude de ceux qui se savent confrontĂ©s Ă  la particularitĂ© des gestes symboliques ; c’est l’émerveillement de celui qui fait l’expĂ©rience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas Ă  se rĂ©fĂ©rer Ă  un concept abstrait mais Ă  contenir et Ă  exprimer dans sa concrĂ©tude mĂȘme ce qu’il signifie.

La nĂ©cessitĂ© d’une formation liturgique sĂ©rieuse et vitale

27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacitĂ© de vivre pleinement l’action liturgique ? Tel Ă©tait l’objectif de la rĂ©forme du Concile. Le dĂ©fi est trĂšs exigeant car l’homme moderne – pas dans toutes les cultures au mĂȘme degrĂ© – a perdu la capacitĂ© de s’engager dans l’action symbolique qui est une caractĂ©ristique essentielle de l’acte liturgique.

28. La post-modernitĂ© – dans laquelle l’homme se sent encore plus perdu, sans rĂ©fĂ©rences d’aucune sorte, privĂ© de valeurs parce qu’elles sont devenues indiffĂ©rentes, orphelin de tout, dans une fragmentation oĂč un horizon de sens semble impossible – est encore chargĂ©e du lourd hĂ©ritage que nous a laissĂ© l’époque prĂ©cĂ©dente, fait d’individualisme et de subjectivisme (qui rappellent Ă  nouveau le pĂ©lagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-mĂȘme, car la personne humaine est un esprit incarnĂ© et donc, en tant que tel, capable d’action et de comprĂ©hension symboliques.

29. C’est avec cette rĂ©alitĂ© du monde moderne que l’Église, rĂ©unie en Concile, a voulu se confronter, en rĂ©affirmant sa conscience d’ĂȘtre le sacrement du Christ, la lumiĂšre des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement Ă  l’écoute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espĂ©rances (Gaudium et spes) des hommes d’aujourd’hui. Les grandes Constitutions conciliaires sont insĂ©parables, et ce n’est pas un hasard si cet immense effort de rĂ©flexion du Conseil ƓcumĂ©nique – qui est la plus haute expression de la synodalitĂ© dans l’Église et dont je suis appelĂ©, avec vous tous, Ă  ĂȘtre le gardien de la richesse – a commencĂ© par une rĂ©flexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).

30. En clĂŽturant la deuxiĂšme session du Concile (le 4 dĂ©cembre 1963), saint Paul VI s’est exprimĂ© ainsi :

« Cette discussion passionnĂ©e et complexe n’a d’ailleurs pas Ă©tĂ© sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a Ă©tĂ© abordĂ© en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans l’Église, tant par sa nature que par sa dignitĂ© – Nous voulons parler de la sainte Liturgie – a trouvĂ© une heureuse conclusion et il est aujourd’hui promulguĂ© par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie vĂ©ritable, car dans la maniĂšre dont les choses se sont passĂ©es, Nous constatons le respect d’une juste Ă©chelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la premiĂšre place ; la priĂšre envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la premiĂšre source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la premiĂšre Ă©cole de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrĂ©tien uni Ă  nous par la foi et la ferveur de ses priĂšres. C’est aussi une premiĂšre invitation au genre humain, afin que tous puissent dĂ©sormais Ă©lever leur voix muette dans une priĂšre bĂ©nie et authentique et faire ainsi l’expĂ©rience de cette force indescriptible et rĂ©gĂ©nĂ©ratrice qui se trouve lorsqu’ils se joignent Ă  nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cƓur humain par JĂ©sus-Christ et dans l’Esprit Saint ». [7]

31. Dans cette lettre, je ne peux pas m’attarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse Ă  votre mĂ©ditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend l’action de l’Église et, en mĂȘme temps, la source d’oĂč dĂ©coule toute son Ă©nergie » (Sacrosanctum Concilium, n.10), alors on comprend bien l’enjeu de la question liturgique. Il serait banal de lire les tensions, malheureusement prĂ©sentes autour de la cĂ©lĂ©bration, comme une simple divergence entre diffĂ©rentes sensibilitĂ©s envers une forme rituelle. La problĂ©matique est avant tout ecclĂ©siologique. Je ne vois pas comment on peut dire que l’on reconnaĂźt la validitĂ© du Concile – bien que je m’étonne qu’un catholique puisse prĂ©tendre ne pas le faire – et ne pas accepter la rĂ©forme liturgique nĂ©e de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la rĂ©alitĂ© de la liturgie en lien intime avec la vision de l’Église admirablement dĂ©crite par Lumen Gentium. Pour cette raison – comme je l’ai expliquĂ© dans la lettre envoyĂ©e Ă  tous les Ă©vĂȘques – j’ai estimĂ© qu’il Ă©tait de mon devoir d’affirmer que « les livres liturgiques promulguĂ©s par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformĂ©ment aux dĂ©crets du Concile Vatican II, sont l’unique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).

La non-acceptation de la rĂ©forme, ainsi qu’une comprĂ©hension superficielle de celle-ci, nous dĂ©tournent de la tĂąche de trouver les rĂ©ponses Ă  la question que je reviens Ă  rĂ©pĂ©ter : comment pouvons-nous grandir dans la capacitĂ© de vivre pleinement l’action liturgique? Comment continuer Ă  nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la cĂ©lĂ©bration sous nos yeux? Nous avons besoin d’une formation liturgique sĂ©rieuse et vitale.

32. Revenons encore une fois au CĂ©nacle de JĂ©rusalem. Au matin de la PentecĂŽte naĂźt l’Église, cellule initiale de l’humanitĂ© nouvelle. Seule la communautĂ© des hommes et des femmes – rĂ©conciliĂ©s parce que pardonnĂ©s, vivants parce qu’Il est vivant, vrais parce qu’habitĂ©s par l’Esprit de vĂ©ritĂ© – peut ouvrir l’espace Ă©troit de l’individualisme spirituel.

33. C’est la communautĂ© de la PentecĂŽte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscitĂ© des morts, prĂ©sent par sa parole, par ses gestes, par l’offrande de son Corps et de son Sang. DĂšs lors, la cĂ©lĂ©bration devient le lieu privilĂ©giĂ© – mais pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que c’est seulement par cette rencontre que l’homme devient pleinement homme. Seule l’Église de la PentecĂŽte peut concevoir l’ĂȘtre humain comme une personne, ouverte Ă  une relation pleine et entiĂšre avec Dieu, avec la crĂ©ation et avec ses frĂšres et sƓurs.

34. C’est ici que se pose la question dĂ©cisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la premiĂšre tĂąche pratique Ă  accomplir: portĂ©s par cette transformation intĂ©rieure de notre Ă©poque, nous devons rĂ©apprendre Ă  vivre comme hommes en un rapport religieux » [8]. C’est ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons ĂȘtre formĂ©s. Guardini lui-mĂȘme n’hĂ©site pas Ă  affirmer que sans formation liturgique, « les rĂ©formes des rites et des textes ne seront d’aucune aide » [9]. Je n’ai pas l’intention de traiter maintenant de maniĂšre exhaustive le thĂšme trĂšs riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de rĂ©flexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La premiĂšre est fonctionnelle par rapport Ă  la seconde qui est essentielle.

35. Il est nĂ©cessaire de trouver les canaux d’une formation Ă  l’étude de la Liturgie. Depuis le dĂ©but du mouvement liturgique, beaucoup a Ă©tĂ© fait Ă  cet Ă©gard, avec de prĂ©cieuses contributions de la part de chercheurs et d’institutions acadĂ©miques. NĂ©anmoins, il est important aujourd’hui de diffuser cette connaissance au-delĂ  du milieu universitaire, de maniĂšre accessible, afin que chaque fidĂšle puisse grandir dans la connaissance du sens thĂ©ologique de la Liturgie. C’est la question dĂ©cisive, qui fonde tout type de comprĂ©hension et toute pratique liturgique. Elle fonde Ă©galement la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme, en aidant tous et chacun Ă  acquĂ©rir la capacitĂ© de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.

36. Je pense au rythme rĂ©gulier de nos assemblĂ©es qui se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer l’Eucharistie le jour du Seigneur, dimanche aprĂšs dimanche, PĂąques aprĂšs PĂąques, Ă  des moments particuliers de la vie des personnes et des communautĂ©s, Ă  tous les Ăąges de la vie. Les ministres ordonnĂ©s accomplissent une action pastorale de premiĂšre importance lorsqu’ils prennent les fidĂšles baptisĂ©s par la main pour les conduire dans l’expĂ©rience rĂ©pĂ©tĂ©e de la PĂąque. Rappelons-nous toujours que c’est l’Église, le Corps du Christ, qui est le sujet cĂ©lĂ©brant et non pas seulement le prĂȘtre. La connaissance qui dĂ©coule de l’étude n’est que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ©. Il est Ă©vident que pour pouvoir conduire leurs frĂšres et sƓurs, les ministres qui prĂ©sident l’assemblĂ©e doivent connaĂźtre le chemin tant en l’ayant Ă©tudiĂ© sur l’itinĂ©raire de leurs Ă©tudes thĂ©ologiques mais aussi pour avoir frĂ©quentĂ© la liturgie dans la pratique effective d’une expĂ©rience de foi vivante, nourrie par la priĂšre – et certainement pas seulement comme une obligation Ă  remplir. Le jour de son ordination, chaque prĂȘtre entend l’évĂȘque lui dire: « RĂ©alise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas cĂ©lĂ©brer, conforme ta vie au mystĂšre de la croix du Christ Seigneur ». [10]

37. Le plan d’études de la Liturgie dans les sĂ©minaires doit Ă©galement tenir compte de l’extraordinaire capacitĂ© qu’a en elle-mĂȘme la cĂ©lĂ©bration actuelle d’offrir une vision organique et unifiĂ©e de tout le savoir thĂ©ologique. Chaque discipline de la thĂ©ologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se rĂ©vĂšle et se rĂ©alise l’unitĂ© de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation thĂ©ologique dans les sĂ©minaires aurait certainement aussi des effets positifs dans l’action pastorale Il n’y a pas d’aspect de la vie ecclĂ©siale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le rĂ©sultat de programmes Ă©laborĂ©s, une pratique pastorale globale, organique et intĂ©grĂ©e est la consĂ©quence du fait de placer l’Eucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communautĂ©. La comprĂ©hension thĂ©ologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout Ă©tait rĂ©duit Ă  l’aspect cultuel. Une cĂ©lĂ©bration qui n’évangĂ©lise pas n’est pas authentique, de mĂȘme qu’une annonce qui ne conduit pas Ă  une rencontre avec le Seigneur ressuscitĂ© dans la cĂ©lĂ©bration n’est pas authentique Et puis l’une et l’autre, sans le tĂ©moignage de la charitĂ©, ne sont qu’un cuivre qui rĂ©sonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).

38. Pour les ministres comme pour tous les baptisĂ©s, la formation liturgique dans son sens premier n’est pas quelque chose qui peut ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ© dĂ©passe notre capacitĂ© de le connaĂźtre, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec l’humilitĂ© des petits, l’attitude qui ouvre Ă  l’émerveillement.

39. Une derniĂšre observation sur les sĂ©minaires : en plus d’un programme d’études, ils doivent aussi offrir la possibilitĂ© de vivre une cĂ©lĂ©bration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une vĂ©ritable communion avec Dieu, cette mĂȘme communion vers laquelle doit tendre la connaissance thĂ©ologique. Seule l’action de l’Esprit peut parfaire notre connaissance du mystĂšre de Dieu, qui n’est pas une question de comprĂ©hension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expĂ©rience est fondamentale pour que les sĂ©minaristes, une fois devenus ministres ordonnĂ©s, puissent accompagner les communautĂ©s sur le mĂȘme chemin de connaissance du mystĂšre de Dieu, qui est le mystĂšre de l’amour.

40. Cette derniĂšre considĂ©ration nous amĂšne Ă  rĂ©flĂ©chir sur le deuxiĂšme sens que nous pouvons comprendre dans l’expression « formation liturgique ». Je me rĂ©fĂšre au fait que nous sommes formĂ©s, chacun selon sa vocation, Ă  partir de la participation Ă  la cĂ©lĂ©bration liturgique. MĂȘme la connaissance qui vient des Ă©tudes, dont je parlais tout Ă  l’heure, pour qu’elle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir Ă  rĂ©aliser l’action formatrice de la Liturgie elle-mĂȘme en chaque croyant dans le Christ.

41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaĂźt clairement que la connaissance du mystĂšre du Christ, question dĂ©cisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation mentale d’une idĂ©e quelconque, mais en un engagement existentiel rĂ©el avec sa personne. En ce sens, la liturgie n’a pas pour objet la « connaissance », et sa portĂ©e n’est pas essentiellement pĂ©dagogique, mĂȘme si elle a une grande valeur pĂ©dagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutĂŽt une louange, une action de grĂące pour la PĂąque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La cĂ©lĂ©bration concerne la rĂ©alitĂ© de notre docilitĂ© Ă  l’action de l’Esprit qui opĂšre par elle jusqu’à ce que le Christ soit formĂ© en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le rĂ©pĂšte : il ne s’agit pas d’un processus mental abstrait, mais de devenir Lui. C’est dans ce but qu’est donnĂ© l’Esprit, dont l’action est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisĂ©s appelĂ©s Ă  devenir toujours plus ce qui a Ă©tĂ© reçu comme don au BaptĂȘme, Ă  savoir ĂȘtre membre du Corps du Christ. LĂ©on le Grand Ă©crit: « Notre participation au Corps et au Sang du Christ n’a d’autre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons ». [11]

42. Cet engagement existentiel se produit – en continuitĂ© et en cohĂ©rence avec la mĂ©thode de l’Incarnation – de maniĂšre sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont l’exact opposĂ© des abstractions spirituelles : le pain, le vin, l’huile, l’eau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, l’espace, le mouvement, l’action, l’ordre, le temps, la lumiĂšre. Toute la crĂ©ation est une manifestation de l’amour de Dieu, et Ă  partir du moment oĂč ce mĂȘme amour s’est manifestĂ© dans sa plĂ©nitude dans la croix de JĂ©sus, toute la crĂ©ation a Ă©tĂ© attirĂ©e vers lui. C’est toute la crĂ©ation qui est assumĂ©e pour ĂȘtre mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarnĂ©, crucifiĂ©, mort, ressuscitĂ©, montĂ© vers le PĂšre. C’est ce que chantent la priĂšre sur l’eau des fonts baptismaux, mais aussi la priĂšre sur l’huile du saint chrĂȘme et les paroles pour la prĂ©sentation du pain et du vin – tous fruits de la terre et du travail de l’homme.

43. La liturgie rend gloire Ă  Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose Ă  la beautĂ© de la lumiĂšre inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non plus ajouter Ă  la perfection du chant angĂ©lique qui rĂ©sonne Ă©ternellement dans les demeures cĂ©lestes. La Liturgie rend gloire Ă  Dieu parce qu’elle nous permet – ici, sur la terre – de voir Dieu dans la cĂ©lĂ©bration des mystĂšres et, en le voyant, de reprendre vie par sa PĂąque. Nous, qui Ă©tions morts par nos pĂ©chĂ©s et qui avons Ă©tĂ© rendus Ă  la vie avec le Christ – nous sommes la gloire de Dieu. C’est par la grĂące que nous avons Ă©tĂ© sauvĂ©s (cf. Ep 2, 5) IrĂ©nĂ©e, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est l’homme vivant, et la vie de l’homme consiste dans la vision de Dieu : si dĂ©jĂ  la rĂ©vĂ©lation de Dieu par la crĂ©ation donne la vie Ă  tous les ĂȘtres vivant sur terre, combien plus la manifestation du PĂšre par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu! ». [12]

44. Guardini Ă©crit : « C’est ainsi que s’ébauche la premiĂšre tĂąche du travail de formation liturgique: l’homme doit retrouver sa puissance symbolique ». [13] C’est une responsabilitĂ© pour tous, pour les ministres ordonnĂ©s comme pour les fidĂšles. La tĂąche n’est pas facile car l’homme moderne est devenu analphabĂšte, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne Ă  peine l’existence. Cela se produit Ă©galement avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce qu’il est une union intime de l’ñme et du corps ; il est la visibilitĂ© de l’ñme spirituelle dans l’ordre corporel ; et en cela consiste l’unicitĂ© humaine, la spĂ©cificitĂ© de la personne irrĂ©ductible Ă  toute autre forme d’ĂȘtre vivant. Notre ouverture au transcendant, Ă  Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaĂźtre nous conduit inĂ©vitablement non seulement Ă  une mĂ©connaissance de Dieu mais aussi Ă  une mĂ©connaissance de nous-mĂȘmes. Il suffit de regarder la maniĂšre paradoxale dont le corps est traitĂ©, Ă  un moment soignĂ© de maniĂšre presque obsessionnelle, inspirĂ© par le mythe de l’éternelle jeunesse, et Ă  un autre moment rĂ©duisant le corps Ă  une matĂ©rialitĂ© Ă  laquelle on refuse toute dignitĂ©. Le fait est que l’on ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-mĂȘme. Tout symbole est Ă  la fois puissant et fragile. S’il n’est pas respectĂ©, s’il n’est pas traitĂ© pour ce qu’il est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.

Nous n’avons plus le regard de saint François qui regardait le soleil – qu’il appelait frĂšre parce qu’il le sentait ainsi – le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, Ă©merveillĂ©, chantait : de te Altissimu, porta significatione. [14] Le fait d’avoir perdu la capacitĂ© de saisir la valeur symbolique du corps et de toute crĂ©ature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible Ă  la mentalitĂ© moderne. Et pourtant, il ne peut ĂȘtre question de renoncer Ă  ce langage. On ne peut y renoncer parce que c’est ainsi que la Sainte TrinitĂ© a choisi de nous atteindre Ă  travers la chair du Verbe. Il s’agit plutĂŽt de retrouver la capacitĂ© d’utiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgrĂ© les mĂ©faits du matĂ©rialisme et du spiritualisme – tous deux nĂ©gateurs de l’unitĂ© de l’ñme et du corps – elle est toujours prĂȘte Ă  resurgir, comme toute vĂ©ritĂ©.

45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous Ă  nouveau savoir les lire et ĂȘtre capables de les vivre ? Nous savons bien que la cĂ©lĂ©bration des sacrements, par la grĂące de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une maniĂšre adĂ©quate de se situer par rapport au langage de la cĂ©lĂ©bration. Une « lecture » symbolique n’est pas une connaissance mentale, ni l’acquisition de concepts, mais plutĂŽt une expĂ©rience vitale.

46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la crĂ©ation. Je veux dire que les choses – les sacrements « sont faits » de choses – viennent de Dieu. C’est vers Lui qu’elles sont orientĂ©es, et c’est par Lui qu’elles ont Ă©tĂ© assumĂ©es, et assumĂ©es de maniĂšre particuliĂšre dans l’Incarnation, afin de devenir des instruments de salut, des vĂ©hicules de l’Esprit, des canaux de la grĂące. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matĂ©rialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de l’action sacramentelle qui rĂ©alise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur prĂ©sence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. DĂšs le dĂ©but, les choses créées contiennent le germe de la grĂące sanctifiante des sacrements.

47. Toujours en pensant Ă  la maniĂšre dont la Liturgie nous forme, une autre question dĂ©cisive est l’éducation nĂ©cessaire pour pouvoir acquĂ©rir l’attitude intĂ©rieure qui nous permettra d’utiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de l’exprimer d’une maniĂšre simple. Je pense aux parents, ou plus peut-ĂȘtre, aux grands-parents, mais aussi Ă  nos pasteurs et catĂ©chistes. Beaucoup d’entre nous ont appris d’eux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, l’agenouillement, les formules de notre foi. Peut-ĂȘtre n’avons-nous pas de souvenir rĂ©el de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste d’une grande main qui prend la petite main d’un enfant et l’accompagne lentement en traçant pour la premiĂšre fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient s’approprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du PĂšre… et du Fils… et du Saint-Esprit
 Amen. » Et puis la main de l’enfant est laissĂ©e seule, et on la regarde rĂ©pĂ©ter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consignĂ©, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul l’Esprit sait lui donner. DĂšs lors, ce geste, sa force symbolique, est Ă  nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formĂ©s par lui. Il n’est pas nĂ©cessaire de faire beaucoup de discours ici. Il n’est pas nĂ©cessaire d’avoir tout compris dans ce geste. Ce qu’il faut, c’est ĂȘtre petit, Ă  la fois dans l’envoi et dans la rĂ©ception. Le reste est l’Ɠuvre de l’Esprit. C’est ainsi que nous sommes initiĂ©s au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dĂ©pouiller d’une telle richesse. En grandissant, nous aurons d’autres moyens de comprendre, mais toujours Ă  condition de rester petits.

Ars celebrandi

48. L’ars celebrandi, l’art de cĂ©lĂ©brer, est certainement l’une des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croĂźtre dans une comprĂ©hension vitale de ceux-ci. Cette expression est Ă©galement sujette Ă  diffĂ©rentes interprĂ©tations. Son sens devient clair si elle est comprise en rĂ©fĂ©rence au sens thĂ©ologique de la Liturgie dĂ©crit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel j’ai dĂ©jĂ  fait rĂ©fĂ©rence Ă  plusieurs reprises. L’ars celebrandi ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă  la simple observation d’un systĂšme de rubriques, et il faut encore moins le considĂ©rer comme une crĂ©ativitĂ© imaginative – parfois sauvage – sans rĂšgles. Le rite est en soi une norme, et la norme n’est jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service d’une rĂ©alitĂ© supĂ©rieure qu’elle entend protĂ©ger.

49. Comme dans tout art, l’ars celebrandi requiert diffĂ©rents types de connaissances.

Tout d’abord, il faut comprendre le dynamisme qui se dĂ©ploie Ă  travers la liturgie. L’action de la cĂ©lĂ©bration est le lieu oĂč, par le biais du mĂ©morial, le mystĂšre pascal est rendu prĂ©sent afin que les baptisĂ©s, par leur participation, puissent en faire l’expĂ©rience dans leur propre vie. Sans cette comprĂ©hension, la cĂ©lĂ©bration tombe facilement dans le souci de l’extĂ©rieur (plus ou moins raffinĂ©) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides).

Ensuite, il est nĂ©cessaire de savoir comment l’Esprit Saint agit dans chaque cĂ©lĂ©bration. L’art de cĂ©lĂ©brer doit ĂȘtre en harmonie avec l’action de l’Esprit. C’est seulement ainsi qu’il sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goĂ»ts individuels. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera libre de l’invasion d’élĂ©ments culturels assumĂ©s sans discernement et qui n’ont rien Ă  voir avec une comprĂ©hension correcte de l’inculturation.

Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particuliÚre, son efficacité.

50. De ces brĂšves indications, il devrait ĂȘtre clair que l’art de la cĂ©lĂ©bration ne s’improvise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de l’inspiration, qui est une forme positive de possession. Le vĂ©ritable artiste ne possĂšde pas un art, mais il est possĂ©dĂ© par lui. On n’apprend pas l’art de faire la fĂȘte en frĂ©quentant un cours d’art oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais qu’observer les effets.) Tout outil peut ĂȘtre utile, mais il doit ĂȘtre au service de la nature de la liturgie et de l’action de l’Esprit Saint. Il faut un dĂ©vouement assidu Ă  la cĂ©lĂ©bration, permettant Ă  la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme de nous transmettre son art. Guardini Ă©crit : « Nous devons comprendre Ă  quel point nous nous sommes profondĂ©ment enlisĂ©s dans l’individualisme et le subjectivisme ; Ă  quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien Ă©troite est devenue la dimension de notre vie religieuse. L’ardent dĂ©sir de cultiver un grand style de priĂšre doit Ă  nouveau s’éveiller ; la volontĂ© d’essentialitĂ© doit aussi revivre dans la priĂšre. La voie Ă  suivre pour y arriver est celle de la discipline ; du renoncement aux satisfactions faciles et sans effort ; du travail rigoureux, accompli dans l’obĂ©issance Ă  l’Église, pour notre conduite et notre ĂȘtre religieux ». [15] C’est ainsi que l’on apprend l’art de cĂ©lĂ©brer.

51. En parlant de ce thĂšme, nous sommes enclins Ă  penser qu’il ne concerne que les ministres ordonnĂ©s qui exercent le service de la prĂ©sidence. Mais en fait, il s’agit d’une attitude que tous les baptisĂ©s sont appelĂ©s Ă  vivre. Je pense Ă  tous les gestes et Ă  toutes les paroles qui appartiennent Ă  l’assemblĂ©e : se rassembler, marcher en procession, s’asseoir, se tenir debout, s’agenouiller, chanter, se taire, acclamer, regarder, Ă©couter. Ce sont autant de façons par lesquelles l’assemblĂ©e, comme un seul homme (Ne 8,1), participe Ă  la cĂ©lĂ©bration. Effectuer tous ensemble le mĂȘme geste, parler tous d’une seule voix, cela transmet Ă  chaque individu l’énergie de toute l’assemblĂ©e. Il s’agit d’une uniformitĂ© qui non seulement ne mortifie pas mais, au contraire, Ă©duque le fidĂšle individuel Ă  dĂ©couvrir l’unicitĂ© authentique de sa personnalitĂ© non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience d’ĂȘtre un seul corps. Il ne s’agit pas de suivre un livre de bonnes maniĂšres liturgiques. Il s’agit plutĂŽt d’une « discipline » – au sens oĂč l’entend Guardini – qui, si elle est observĂ©e, nous forme authentiquement. Ce sont des gestes et des paroles qui mettent de l’ordre dans notre monde intĂ©rieur en nous faisant vivre certains sentiments, attitudes, comportements. Ils ne sont pas l’explication d’un idĂ©al que nous cherchons Ă  nous laisser inspirer, mais ils sont au contraire une action qui engage le corps dans sa totalitĂ©, c’est-Ă -dire dans son ĂȘtre unitĂ© de corps et d’ñme.

 

52. Parmi les gestes rituels qui appartiennent Ă  l’ensemble de l’assemblĂ©e, le silence occupe une place d’importance absolue. Bien souvent, il est expressĂ©ment prescrit dans les rubriques. Toute la cĂ©lĂ©bration eucharistique est immergĂ©e dans le silence qui prĂ©cĂšde son dĂ©but et qui marque chaque moment de son dĂ©roulement rituel. En effet, il est prĂ©sent dans l’acte pĂ©nitentiel, aprĂšs l’invitation « Prions », dans la Liturgie de la Parole (avant les lectures, entre les lectures et aprĂšs l’homĂ©lie), dans la priĂšre eucharistique, aprĂšs la communion. [16] Un tel silence n’est pas un havre intĂ©rieur dans lequel se cacher dans une sorte d’isolement intime, comme si on laissait derriĂšre soi la forme rituelle comme une distraction. Ce type de silence contredirait l’essence mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration. Le silence liturgique est quelque chose de beaucoup plus grand : il est le symbole de la prĂ©sence et de l’action de l’Esprit Saint qui anime toute l’action de la cĂ©lĂ©bration. C’est pourquoi il constitue un point d’arrivĂ©e dans une sĂ©quence liturgique. C’est prĂ©cisĂ©ment parce qu’elle est un symbole de l’Esprit qu’elle a le pouvoir d’exprimer l’action multiforme de l’Esprit. Ainsi, en reprenant les moments que je viens de mentionner, le silence conduit Ă  la douleur du pĂ©chĂ© et au dĂ©sir de conversion. Il Ă©veille la disponibilitĂ© Ă  l’écoute de la Parole et Ă©veille la priĂšre. Il nous dispose Ă  adorer le Corps et le Sang du Christ. Il suggĂšre Ă  chacun, dans l’intimitĂ© de la communion, ce que l’Esprit veut opĂ©rer dans nos vies pour nous conformer au Pain rompu. Pour toutes ces raisons, nous sommes appelĂ©s Ă  accomplir avec un soin extrĂȘme le geste symbolique du silence. À travers lui, l’Esprit nous donne forme.

53. Chaque geste, chaque parole contient une action prĂ©cise qui est toujours nouvelle parce qu’elle rencontre un moment toujours nouveau de notre propre vie. Je vais expliquer ce que je veux dire par un exemple simple. Nous nous agenouillons pour demander pardon, pour plier notre orgueil, pour remettre Ă  Dieu nos larmes, pour implorer son intervention, pour le remercier d’un cadeau reçu. C’est toujours le mĂȘme geste qui, au fond, dĂ©clare notre propre petitesse en prĂ©sence de Dieu. NĂ©anmoins, accompli Ă  diffĂ©rents moments de notre vie, il façonne nos profondeurs intĂ©rieures et se manifeste ensuite extĂ©rieurement dans notre relation avec Dieu et avec nos frĂšres et sƓurs. Aussi l’agenouillement doit ĂȘtre fait avec art, c’est-Ă -dire avec une pleine conscience de son sens symbolique et du besoin que nous avons de ce geste pour exprimer notre maniĂšre d’ĂȘtre en prĂ©sence du Seigneur. Et si tout cela est vrai pour ce simple geste, combien plus le sera-t-il pour la cĂ©lĂ©bration de la Parole ? Quel art sommes-nous appelĂ©s Ă  apprendre pour proclamer la Parole, pour l’écouter, pour la laisser inspirer notre priĂšre, pour la faire devenir notre vie ? Tout cela est digne de la plus grande attention, non pas formelle ou simplement extĂ©rieure, mais vivante et intĂ©rieure, afin que chaque geste et chaque parole de la cĂ©lĂ©bration, exprimĂ©s avec « art », forment la personnalitĂ© chrĂ©tienne de chaque individu et de la communautĂ©.

54. S’il est vrai que l’ars celebrandi est exigĂ© de toute l’assemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre, il est Ă©galement vrai que les ministres ordonnĂ©s doivent y porter une attention toute particuliĂšre. En visitant des communautĂ©s chrĂ©tiennes, j’ai remarquĂ© que leur maniĂšre de vivre la cĂ©lĂ©bration liturgique est conditionnĂ©e – pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire – par la façon dont leur pasteur prĂ©side l’assemblĂ©e. On pourrait dire qu’il existe diffĂ©rents « modĂšles » de prĂ©sidence. Voici une liste possible d’approches qui, bien qu’opposĂ©es l’une Ă  l’autre, caractĂ©risent une maniĂšre de prĂ©sider certainement inadĂ©quate : une austĂ©ritĂ© rigide ou une crĂ©ativitĂ© exaspĂ©rante, un mysticisme spiritualisant ou un fonctionnalisme pratique, une vivacitĂ© prĂ©cipitĂ©e ou une lenteur exagĂ©rĂ©e, une insouciance nĂ©gligĂ©e ou une minutie excessive, une amabilitĂ© surabondante ou une impassibilitĂ© sacerdotale. MalgrĂ© la grande variĂ©tĂ© de ces exemples, je pense que l’inadĂ©quation de ces modĂšles de prĂ©sidence a une racine commune : un personnalisme exacerbĂ© du style de cĂ©lĂ©bration qui exprime parfois une manie mal dissimulĂ©e d’ĂȘtre le centre de l’attention. Cela devient souvent plus Ă©vident lorsque nos cĂ©lĂ©brations sont transmises par voie hertzienne ou en ligne, ce qui n’est pas toujours opportun et nĂ©cessite une rĂ©flexion plus approfondie. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les comportements les plus rĂ©pandus, mais il n’est pas rare que des assemblĂ©es souffrent d’ĂȘtre ainsi abusĂ©es.

55. Il y aurait beaucoup Ă  dire sur l’importance et la dĂ©licatesse de la prĂ©sidence. À plusieurs reprises, je me suis attardĂ© sur la tĂąche exigeante que reprĂ©sente la prĂ©dication de l’homĂ©lie. [17] Je vais maintenant me limiter Ă  quelques considĂ©rations plus larges, en voulant Ă  nouveau rĂ©flĂ©chir avec vous sur la maniĂšre dont nous sommes formĂ©s par la Liturgie. Je pense au rythme rĂ©gulier des messes dominicales dans nos communautĂ©s, et je m’adresse donc aux prĂȘtres, mais implicitement Ă  tous les ministres ordonnĂ©s.

56. Le prĂȘtre vit sa participation caractĂ©ristique Ă  la cĂ©lĂ©bration en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, et celle-ci s’exprime prĂ©cisĂ©ment dans la prĂ©sidence. Comme tous les rĂŽles qu’il est appelĂ© Ă  remplir, il ne s’agit pas en premier lieu d’un devoir qui lui est assignĂ© par la communautĂ©, mais plutĂŽt d’une consĂ©quence de l’effusion de l’Esprit Saint reçue lors de l’ordination, qui le rend apte Ă  une telle tĂąche. Le prĂȘtre aussi est formĂ© par le fait qu’il prĂ©side l’assemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre.

57. Pour que ce service soit bien fait – et mĂȘme avec art ! – il est d’une importance fondamentale que le prĂȘtre ait tout d’abord une conscience aiguĂ« d’ĂȘtre, par la misĂ©ricorde de Dieu, une prĂ©sence particuliĂšre du Seigneur ressuscitĂ©. Le ministre ordonnĂ© est lui-mĂȘme l’un des modes de prĂ©sence du Seigneur qui rendent l’assemblĂ©e chrĂ©tienne unique, diffĂ©rente de toute autre assemblĂ©e (cf. Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » – au sens large – Ă  tous les gestes et paroles de celui qui prĂ©side. L’assemblĂ©e a le droit de pouvoir sentir dans ces gestes et ces paroles le dĂ©sir que le Seigneur a, aujourd’hui comme Ă  la derniĂšre CĂšne, de continuer Ă  manger la PĂąque avec nous. C’est donc le Seigneur RessuscitĂ© qui est le protagoniste, et certainement pas nos immaturitĂ©s qui cherchent, en assumant un rĂŽle et une attitude, une prĂ©sentabilitĂ© qu’elles ne peuvent avoir. Le prĂȘtre lui-mĂȘme devrait ĂȘtre submergĂ© par ce dĂ©sir de communion que le Seigneur a envers chacun. C’est comme s’il Ă©tait placĂ© au milieu entre le cƓur brĂ»lant de l’amour de JĂ©sus et le cƓur de chaque croyant, objet de son amour. PrĂ©sider l’Eucharistie, c’est ĂȘtre plongĂ© dans la fournaise de l’amour de Dieu. Lorsqu’il nous sera donnĂ© de comprendre cette rĂ©alitĂ©, ou mĂȘme simplement d’en avoir l’intuition, nous n’aurons certainement plus besoin d’un Directoire qui nous imposerait le comportement adĂ©quat. Si nous en avons besoin, c’est Ă  cause de la duretĂ© de notre cƓur. La norme la plus Ă©levĂ©e, et donc la plus exigeante, est la rĂ©alitĂ© mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration eucharistique, qui sĂ©lectionne les mots, les gestes, les sentiments qui nous feront comprendre si notre usage de ceux-ci est ou non Ă  la hauteur de la rĂ©alitĂ© qu’ils servent. Il est Ă©vident que cela ne s’improvise pas. C’est un art. Cela demande de la part du prĂȘtre de l’application, un entretien assidu du feu de l’amour du Seigneur qu’il est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12,49).

58. Lorsque la premiĂšre communautĂ© rompt le pain en obĂ©issant au commandement du Seigneur, elle le fait sous le regard de Marie qui accompagne les premiers pas de l’Église : – Tous Ă©taient assidus Ă  la priĂšre, avec des femmes, avec Marie la mĂšre de JĂ©sus – (Ac 1,14). La Vierge MĂšre « veille » sur les gestes de son Fils confiĂ©s aux apĂŽtres. Comme elle l’a fait aprĂšs les paroles de l’ange Gabriel, elle protĂšge Ă  nouveau dans son sein, ces gestes qui font/forment le corps de son Fils. Le prĂȘtre, qui rĂ©pĂšte ces gestes en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, est lui-mĂȘme protĂ©gĂ© dans le sein de la Vierge. Avons-nous vraiment besoin ici d’une rĂšgle pour nous dire comment nous devons agir ?

59. Devenus des instruments pour allumer le feu de l’amour du Seigneur sur la terre, protĂ©gĂ©s dans le sein de Marie, Vierge faite Église (comme le chantait saint François), les prĂȘtres doivent laisser l’Esprit Saint agir sur eux, pour mener Ă  bien l’Ɠuvre qu’il a commencĂ©e en eux lors de leur ordination. L’action de l’Esprit leur offre la possibilitĂ© d’exercer leur ministĂšre de prĂ©sidence de l’assemblĂ©e eucharistique avec la crainte de Pierre, conscient d’ĂȘtre pĂ©cheur (Lc 5,1-11), avec la puissante humilitĂ© du serviteur souffrant (cf. Is 42ss), avec le dĂ©sir « d’ĂȘtre mangĂ© » par les personnes qui leur sont confiĂ©es dans l’exercice quotidien du ministĂšre.

60. C’est la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme qui Ă©duque le prĂȘtre Ă  ce niveau et Ă  cette qualitĂ© de prĂ©sidence. Il ne s’agit pas, je le rĂ©pĂšte, d’une adhĂ©sion mentale, mĂȘme si tout notre esprit ainsi que toute notre sensibilitĂ© doivent y ĂȘtre engagĂ©s. Ainsi, le prĂȘtre se forme en prĂ©sidant les paroles et les gestes que la liturgie met sur ses lĂšvres et dans ses mains.

Il n’est pas assis sur un trĂŽne [18] car le Seigneur rĂšgne avec l’humilitĂ© de celui qui sert.

Il ne dĂ©tourne pas l’attention de la centralitĂ© de l’autel, symbole du Christ, car c’est de son cĂŽtĂ© transpercĂ© qu’il laissa couler l’eau et le sang, source des sacrements de l’Église et le centre de notre louange et de notre action de grĂące. [19]

En s’approchant de l’autel pour l’offrande, le prĂȘtre est Ă©duquĂ© Ă  l’humilitĂ© et Ă  la contrition par les paroles : « Le cƓur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grĂące devant toi, Seigneur notre Dieu ». [20]

Il ne peut pas compter sur lui-mĂȘme pour le ministĂšre qui lui est confiĂ©, car la Liturgie l’invite Ă  prier pour ĂȘtre purifiĂ© par le signe de l’eau, lorsqu’il dit : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, et purifie-moi de mon pĂ©chĂ© ». [21]

Les mots que la Liturgie place sur ses lĂšvres ont des contenus diffĂ©rents qui exigent des tonalitĂ©s spĂ©cifiques. L’importance de ces paroles exige du prĂȘtre un vĂ©ritable ars dicendi. Celles-ci donnent forme Ă  ses sentiments intĂ©rieurs, tantĂŽt dans la supplication du PĂšre au nom de l’assemblĂ©e, tantĂŽt dans l’exhortation adressĂ©e Ă  l’assemblĂ©e, tantĂŽt dans l’acclamation d’une seule voix avec toute l’assemblĂ©e.

Dans la priĂšre eucharistique – Ă  laquelle participent aussi tous les baptisĂ©s, en Ă©coutant avec rĂ©vĂ©rence et en silence, et en intervenant dans les acclamations [22] – celui qui prĂ©side a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant le PĂšre l’offrande de son Fils dans la derniĂšre CĂšne, afin que ce don immense soit rendu nouvellement prĂ©sent sur l’autel. À cette offrande, il participe par l’offrande de lui-mĂȘme. Le prĂȘtre ne peut pas raconter la CĂšne au PĂšre sans y participer lui-mĂȘme. Il ne peut pas dire : « Prenez, et mangez-en tous : ceci est mon Corps livrĂ© pour vous », et ne pas vivre le mĂȘme dĂ©sir d’offrir son propre corps, sa propre vie, pour le peuple qui lui est confiĂ©. C’est ce qui se passe dans l’exercice de son ministĂšre.

De tout cela et de beaucoup d’autres choses, le prĂȘtre est continuellement formĂ© par l’action cĂ©lĂ©brative.

 

* * *

 

61. Dans cette lettre, j’ai voulu simplement partager quelques rĂ©flexions qui n’épuisent certainement pas l’immense trĂ©sor de la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres. Je demande Ă  tous les Ă©vĂȘques, prĂȘtres et diacres, aux formateurs des sĂ©minaires, aux enseignants des facultĂ©s et des Ă©coles de thĂ©ologie, Ă  tous les catĂ©chistes d’aider le saint peuple de Dieu Ă  puiser dans ce qui est la premiĂšre source de la spiritualitĂ© chrĂ©tienne. Nous sommes appelĂ©s Ă  redĂ©couvrir sans cesse la richesse des principes gĂ©nĂ©raux exposĂ©s dans les premiers numĂ©ros de Sacrosanctum concilium, en saisissant le lien intime entre cette premiĂšre constitution du Concile et toutes les autres. C’est pourquoi nous ne pouvons pas revenir Ă  cette forme rituelle que les PĂšres du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former, approuvant, sous la conduite de l’Esprit Saint et suivant leur conscience de pasteurs, les principes d’oĂč est nĂ©e la rĂ©forme. Les saints Pontifes Paul VI et Jean Paul II, en approuvant les livres liturgiques rĂ©formĂ©s ex decreto Sacrosancti ƒcumenici Concilii Vaticani II, ont garanti la fidĂ©litĂ© de la rĂ©forme du Concile. C’est pour cette raison que j’ai Ă©crit Traditionis custodes, afin que l’Église puisse Ă©lever, dans la variĂ©tĂ© de tant de langues, une seule et mĂȘme priĂšre capable d’exprimer son unitĂ© [23]. Comme je l’ai dĂ©jĂ  Ă©crit, j’entends que cette unitĂ© soit rĂ©tablie dans toute l’Église de rite romain.

62. Je voudrais que cette lettre nous aide Ă  raviver notre Ă©merveillement pour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne, Ă  nous rappeler la nĂ©cessitĂ© d’une authentique formation liturgique, et Ă  reconnaĂźtre l’importance d’un art de cĂ©lĂ©brer qui soit au service de la vĂ©ritĂ© du MystĂšre Pascal et de la participation de tous les baptisĂ©s Ă  celui-ci, chacun selon sa vocation.

Toute cette richesse n’est pas loin de nous. Elle est dans nos Ă©glises, dans nos fĂȘtes chrĂ©tiennes, dans la centralitĂ© du Dimanche, Jour du Seigneur, dans la force des sacrements que nous cĂ©lĂ©brons. La vie chrĂ©tienne est un parcours continuel de croissance. Nous sommes appelĂ©s Ă  nous laisser former dans la joie et dans la communion.

63. C’est pourquoi, je dĂ©sire vous laisser une autre indication Ă  suivre sur notre chemin. Je vous invite Ă  redĂ©couvrir le sens de l’annĂ©e liturgique et du Jour du Seigneur: cela aussi est une consigne du Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, nn.102-111).

64. À la lumiĂšre de ce que nous avons rappelĂ© ci-dessus, nous comprenons que l’annĂ©e liturgique est l’occasion pour nous de grandir dans notre connaissance du mystĂšre du Christ, en plongeant nos vies dans le mystĂšre de sa PĂąque, dans l’attente de son retour dans la gloire. Il s’agit d’une vĂ©ritable formation permanente. Notre vie n’est pas une sĂ©rie d’évĂ©nements alĂ©atoires et chaotiques, qui se succĂšdent les uns aux autres. Il s’agit plutĂŽt d’un itinĂ©raire prĂ©cis qui, d’une cĂ©lĂ©bration annuelle de PĂąques Ă  une autre, nous rend conformes Ă  Lui, dans l’attente que se rĂ©alise cette bienheureuse espĂ©rance : l’avĂšnement de JĂ©sus Christ, notre Sauveur [24].

65. Au fur et Ă  mesure que s’écoule le temps rendu nouveau par sa PĂąque, l’Église cĂ©lĂšbre chaque huitiĂšme jour, dans le jour du Seigneur, l’évĂ©nement de notre salut. Le dimanche, avant d’ĂȘtre un prĂ©cepte, est un don que Dieu fait Ă  son peuple ; et pour cette raison l’Eglise le sauvegarde par un prĂ©cepte. La cĂ©lĂ©bration dominicale offre Ă  la communautĂ© chrĂ©tienne la possibilitĂ© d’ĂȘtre formĂ©e par l’Eucharistie. De dimanche en dimanche, la parole du Seigneur ressuscitĂ© illumine notre existence, en voulant atteindre en nous la fin pour laquelle elle a Ă©tĂ© envoyĂ©e. (Cf. Is 55,10-11) De dimanche en dimanche, la communion au Corps et au Sang du Christ veut faire de notre vie aussi un sacrifice agrĂ©able au PĂšre, dans la communion fraternelle du partage, de l’hospitalitĂ©, du service. De dimanche en dimanche, l’énergie du Pain rompu nous soutient dans l’annonce de l’Évangile dans lequel se manifeste l’authenticitĂ© de notre cĂ©lĂ©bration

Abandonnons nos polĂ©miques pour Ă©couter ensemble ce que l’Esprit dit Ă  l’Eglise. Sauvegardons notre communion. Continuons Ă  nous Ă©merveiller de la beautĂ© de la liturgie. La PĂąque nous a Ă©tĂ© donnĂ©e. Laissons-nous protĂ©ger par le dĂ©sir que le Seigneur continue d’avoir de manger sa PĂąque avec nous. Sous le regard de Marie, MĂšre de l’Eglise.

DonnĂ© Ă  Rome, prĂšs Saint Jean de Latran, le 29 juin, solennitĂ© des saints Pierre et Paul, apĂŽtres, en l’an 2022, la dixiĂšme annĂ©e de mon pontificat.

 

FRANÇOIS

 

 

 

L’humanitĂ© entiĂšre tremble,
l’univers entier tremble et le ciel se rĂ©jouit,
quand sur l’autel, dans la main du prĂȘtre
Le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent.
Ô hauteur admirable et valeur stupĂ©fiante !
Ô sublime humilitĂ© ! O humble sublimitĂ© !
que le Seigneur de l’univers, Dieu et Fils de Dieu
s’humilie au point de se cacher, pour notre salut,
sous un petit semblant de pain !
Voyez, mes frĂšres, l’humilitĂ© de Dieu,
et ouvrez vos cƓurs devant Lui ;
Humiliez vous aussi, afin d’ĂȘtre Ă©levĂ©s par Lui.
Ne retenez donc rien de vous-mĂȘmes,
afin que vous soyez reçus en tout et pour tout par Celui qui s’offre entiùrement à vous.

Saint François d’Assise
Lettre à tout l’Ordre
II,26-29

 


 

[1] Cfr. Leo Magnus, Sermo LXXIV: De ascensione Domini II,1: «quod […] Redemptoris nostri conspicuum fuit, in sacramenta transivit».

[2] PrÊfatio paschalis III, Missale Romanum (2008) p. 367: «Qui immolåtus iam non móritur, sed semper vivit occísus».

[3] Cfr. Missale Romanum (2008) p. 532.

[4] Cfr. Augustinus, Enarrationes in psalmos. Ps. 138,2; Oratio post septimam lectionem, Vigilia paschalis, Missale Romanum (2008) p. 359; Super oblata, Pro Ecclesia (B) , Missale Romanum (2008) p. 1076.

[5] Cfr. Augustinus, In Ioannis Evangelium tractatus XXVI,13.

[6] LitterĂŠ encyclicĂŠ Mediator Dei (20 Novembris 1947) in AAS 39 (1947) 532.

[7] AAS 56 (1964) 34.

[8] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 43 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.32.

[9] R. Guardini, Der Kultakt und die gegenwÀrtge Aufgabe der Liturgischen Bildung (1964) in Liturgie und liturgische Bildung(Mainz 1992) p. 14 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.91.

[10] De Ordinatione Episcopi, Presbyterorum et Diaconorum (1990) p. 95 ; « Agnosce quod ages, imitare quod tractabis, et vitam tuam mysterio dominicÊ crucis conforma ».

[11] Leo Magnus, Sermo XII: De Passione III, 7.

[12] IrenĂŠus Lugdunensis, Adversus hĂŠreses IV,20,7.

[13] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 36 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.26.

[14] Cantico delle Creature, Fonti Francescane, n. 263.

[15] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 99 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.75

[16] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn. 45; 51; 54-56; 66; 71; 78; 84; 88; 271.

[17] Voir l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013) nn. 135-144.

[18] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, n.310.

[19] Prex dedicationis in Ordo dedicationis ecclesiĂŠ et altaris (1977) p. 102.

[20] Missale Romanum (2008) p. 515: «In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus».

[21] Missale Romanum (2008) p. 515: «Lava me, Domine, ab iniquitate mea, et a peccato meo munda me».

[22] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn.78-79.

[23] Cf. Paulus VI, Constitutio apostolica Missale Romanum (3 Aprilis 1969) in AAS 61 (1969) 222.

[24] Missale Romanum (2008) p. 598 : « 
 exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Iesu Christi ».


Copyright © Dicastero per la Comunicazione – Libreria Editrice Vaticana

Publié le 30 juin 2022

DESIDERIO DESIDERAVI

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LETTRE APOSTOLIQUE

DESIDERIO DESIDERAVI

DU SAINT-PÈRE
FRANÇOIS

AUX ÉVÊQUES, PRÊTRES ET DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET AUX FIDÈLES LAÏCS

SUR LA FORMATION LITURGIQUE
DU PEUPLE DE DIEU

Desiderio desideravi
hoc Pascha manducare vobiscum,
antequam patiar.
(Lc 22,15)

 

1. Trùs chers frùres et sƓurs,

par cette lettre, je dĂ©sire vous rejoindre tous – aprĂšs avoir dĂ©jĂ  Ă©crit uniquement aux Ă©vĂȘques aprĂšs la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous Ă©cris pour partager avec vous quelques rĂ©flexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de l’Église. Le sujet est vaste et mĂ©rite d’ĂȘtre examinĂ© attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je n’ai pas l’intention de traiter la question de maniĂšre exhaustive. Je souhaite plutĂŽt offrir quelques pistes de rĂ©flexion qui puissent aider Ă  la contemplation de la beautĂ© et de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne.

La Liturgie : « l’aujourd’hui » de l’histoire du salut

2. « J’ai dĂ©sirĂ© d’un grand dĂ©sir manger cette PĂąque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de JĂ©sus par lesquelles s’ouvre le rĂ©cit de la DerniĂšre CĂšne sont la fissure par laquelle nous est donnĂ©e la surprenante possibilitĂ© de percevoir la profondeur de l’amour des Personnes de la Sainte TrinitĂ© pour nous.

3. Pierre et Jean avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s pour faire les prĂ©paratifs nĂ©cessaires pour manger la PĂąque, mais, Ă  y regarder de plus prĂšs, toute la crĂ©ation, toute l’histoire – qui allait finalement se rĂ©vĂ©ler comme l’histoire du salut – est une grande prĂ©paration Ă  ce repas. Pierre et les autres se tiennent Ă  cette table, inconscients et pourtant nĂ©cessaires : tout don, pour ĂȘtre tel, doit avoir quelqu’un disposĂ© Ă  le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre l’immensitĂ© du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. NĂ©anmoins, par la misĂ©ricorde du Seigneur, le don est confiĂ© aux apĂŽtres afin qu’il soit apportĂ© Ă  tout homme et Ă  toute femme.

4. Personne n’avait gagnĂ© sa place Ă  ce repas. Tout le monde a Ă©tĂ© invitĂ©. Ou plutĂŽt : tous ont Ă©tĂ© attirĂ©s par le dĂ©sir ardent que JĂ©sus avait de manger cette PĂąque avec eux : Il sait qu’il est l’Agneau de ce repas de PĂąque, il sait qu’il est la PĂąque. C’est la nouveautĂ© absolue de ce repas, la seule vraie nouveautĂ© de l’histoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la DerniĂšre CĂšne ». Cependant, son dĂ©sir infini de rĂ©tablir cette communion avec nous, qui Ă©tait et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) n’aura pas mangĂ© son Corps et bu son Sang : c’est pourquoi ce mĂȘme repas sera rendu prĂ©sent, jusqu’à son retour, dans la cĂ©lĂ©bration de l’Eucharistie.

5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invitĂ©s au repas des noces de l’Agneau (Ap 19, 9). Pour ĂȘtre admis au festin, il suffit de porter l’habit de noces de la foi, qui vient de l’écoute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : l’Église taille ce vĂȘtement sur mesure, avec la blancheur d’un tissu lavĂ© dans le Sang de l’Agneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce qu’un seul instant de repos, sachant que tous n’ont pas encore reçu l’invitation Ă  ce repas, ou que d’autres l’ont oubliĂ©e ou se sont perdus en chemin dans les mĂ©andres de la vie humaine. C’est ce dont je parlais lorsque je disais : « j’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclĂ©siale devienne un canal adĂ©quat pour l’évangĂ©lisation du monde actuel, plus que pour l’auto-prĂ©servation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent s’asseoir au repas du sacrifice de l’Agneau et vivre de Lui.

6. Avant notre rĂ©ponse Ă  son invitation — bien avant ! — il y a son dĂ©sir pour nous, Nous n’en sommes peut-ĂȘtre mĂȘme pas conscients, mais chaque fois que nous allons Ă  la Messe, la raison premiĂšre est que nous sommes attirĂ©s par son dĂ©sir pour nous. De notre cĂŽtĂ©, la rĂ©ponse possible — qui est aussi l’ascĂšse la plus exigeante — est, comme toujours, celle de nous abandonner Ă  son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute rĂ©ception de la communion au Corps et au Sang du Christ a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© voulue par Lui lors de la DerniĂšre CĂšne.

7. Le contenu du Pain rompu est la croix de JĂ©sus, son sacrifice d’obĂ©issance par amour pour le PĂšre. Si nous n’avions pas eu la derniĂšre CĂšne, c’est-Ă -dire si nous n’avions pas eu l’anticipation rituelle de sa mort, nous n’aurions jamais pu saisir comment l’exĂ©cution de sa condamnation Ă  mort a pu ĂȘtre l’acte d’un culte parfait, agrĂ©able au PĂšre, le seul vĂ©ritable acte de culte. Quelques heures seulement aprĂšs la CĂšne, les ApĂŽtres auraient pu voir dans la croix de JĂ©sus, s’ils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour JĂ©sus de dire : « corps offert », « sang versĂ© ». C’est de cela que nous faisons mĂ©moire dans chaque Eucharistie. Lorsque le RessuscitĂ© revient d’entre les morts pour rompre le pain pour les disciples d’EmmaĂŒs, et pour ses disciples qui Ă©taient retournĂ©s pĂȘcher des poissons et non des hommes sur la mer de GalilĂ©e, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guĂ©rit de l’aveuglement infligĂ© par l’horreur de la croix, et les rend capables de « voir » le RessuscitĂ©, de croire en la RĂ©surrection.

8. Si nous Ă©tions arrivĂ©es d’une maniĂšre ou d’une autre Ă  JĂ©rusalem aprĂšs la PentecĂŽte et que nous avions ressenti le dĂ©sir non seulement d’avoir des informations sur JĂ©sus de Nazareth, mais plutĂŽt le dĂ©sir de pouvoir encore le rencontrer, nous n’aurions eu d’autre possibilitĂ© que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous n’aurions pas d’autre possibilitĂ© de vraie rencontre avec Lui que celle de la communautĂ© qui cĂ©lĂšbre. C’est pourquoi l’Église a toujours protĂ©gĂ© comme son trĂ©sor le plus prĂ©cieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mĂ©moire de moi ».

9. DĂšs le dĂ©but, l’Église Ă©tait consciente qu’il ne s’agissait pas d’une reprĂ©sentation, aussi sacrĂ©e soit-elle, de la CĂšne du Seigneur. Cela n’aurait eu aucun sens, et personne n’aurait pu penser Ă  « mettre en scĂšne » — surtout devant les yeux de Marie, la MĂšre du Seigneur — ce moment le plus Ă©levĂ© de la vie du MaĂźtre. DĂšs le dĂ©but, l’Église avait compris, Ă©clairĂ©e par l’Esprit Saint, que ce qui Ă©tait visible en JĂ©sus, ce qui pouvait ĂȘtre vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractĂšre concret du Verbe incarnĂ©, tout de Lui Ă©tait passĂ© dans la cĂ©lĂ©bration des sacrements. [1]

 

La Liturgie : lieu de la rencontre avec le Christ

10. C’est lĂ  que rĂ©side toute la puissante beautĂ© de la liturgie. Si la RĂ©surrection Ă©tait pour nous un concept, une idĂ©e, une pensĂ©e ; si le RessuscitĂ© Ă©tait pour nous le souvenir du souvenir d’autres personnes, mĂȘme si elles faisaient autoritĂ©, comme par exemple les ApĂŽtres ; s’il ne nous Ă©tait pas donnĂ© aussi la possibilitĂ© d’une vraie rencontre avec Lui, ce serait comme dĂ©clarer Ă©puisĂ©e la nouveautĂ© du Verbe fait chair. Au contraire, l’Incarnation, en plus d’ĂȘtre le seul Ă©vĂ©nement toujours nouveau l’histoire connaisse, est aussi la mĂ©thode mĂȘme que la Sainte TrinitĂ© a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrĂ©tienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas.

11. La liturgie nous garantit la possibilitĂ© d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la DerniĂšre CĂšne ne nous servirait Ă  rien. Nous avons besoin d’ĂȘtre prĂ©sents Ă  ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans l’Eucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur JĂ©sus et d’ĂȘtre atteints par la puissance de son MystĂšre Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de JĂ©sus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient Ă  travers la cĂ©lĂ©bration des sacrements. Je suis NicodĂšme et la Samaritaine au puits, l’homme possĂ©dĂ© par des dĂ©mons Ă  CapharnaĂŒm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pĂ©cheresse pardonnĂ©e et la femme affligĂ©e d’hĂ©morragies, la fille de JaĂŻre et l’aveugle de JĂ©richo, ZachĂ©e et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnĂ©s. Le Seigneur JĂ©sus qui, immolĂ© sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue Ă  nous pardonner, Ă  nous guĂ©rir, Ă  nous sauver avec la puissance des Sacrements. C’est la maniĂšre concrĂšte, par le biais de l’incarnation, dont il nous aime. C’est la maniĂšre dont il assouvit sa propre soif de nous qu’il avait dĂ©clarĂ©e sur la croix (Jn 19,28).

12. Notre premiĂšre rencontre avec sa PĂąque est l’évĂ©nement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptĂȘme. Il ne s’agit pas d’une adhĂ©sion mentale Ă  sa pensĂ©e ou l’acceptation d’un code de conduite imposĂ© par Lui. Il s’agit plutĂŽt d’ĂȘtre plongĂ© dans sa passion, sa mort, sa rĂ©surrection et son ascension. Il ne s’agit pas d’un geste magique. La magie est Ă  l’opposĂ© de la logique des sacrements car elle prĂ©tend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuitĂ© avec l’Incarnation, il nous est donnĂ©, en vertu de la prĂ©sence et de l’action de l’Esprit, la possibilitĂ© de mourir et de ressusciter dans le Christ.

13. Comme c’est Ă©mouvant, la maniĂšre dont cela se passe ! La priĂšre pour la bĂ©nĂ©diction de l’eau baptismale [3] nous rĂ©vĂšle que Dieu a créé l’eau prĂ©cisĂ©ment en pensant au BaptĂȘme. Cela signifie que lorsque Dieu a créé l’eau, il pensait au BaptĂȘme de chacun d’entre nous, et cette pensĂ©e l’a accompagnĂ© tout au long de son action dans l’histoire du salut, chaque fois que, avec un dessein prĂ©cis, il a voulu se servir de l’eau. C’est comme si, aprĂšs l’avoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire l’eau du baptĂȘme. C’est ainsi qu’il a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin qu’elle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il s’en est servi pour rĂ©gĂ©nĂ©rer l’humanitĂ© lors du DĂ©luge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il l’a dominĂ©e en la sĂ©parant pour ouvrir un chemin de libĂ©ration dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il l’a consacrĂ©e dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprĂ©gnĂ©e de l’Esprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il l’a mĂ©langĂ©e au sang de son Fils, don de l’Esprit insĂ©parablement uni au don de la vie et de la mort de l’Agneau immolĂ© pour nous, et de son cĂŽtĂ© transpercĂ© il l’a rĂ©pandu sur nous (Jn 19,34). C’est dans cette eau que nous avons Ă©tĂ© immergĂ©s afin que, par sa puissance, nous puissions ĂȘtre greffĂ©s dans le Corps du Christ et qu’avec Lui, nous ressuscitions Ă  la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).

L’Église : sacrement du Corps du Christ

14. Comme nous l’a rappelĂ© le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant l’Écriture, les PĂšres et la Liturgie – les piliers de la Tradition authentique – c’est du cĂŽtĂ© du Christ endormi sur la croix qu’est nĂ© l’admirable sacrement de toute l’Église [4]. Le parallĂšle entre le premier et le nouvel Adam est Ă©tonnant : de mĂȘme que du cĂŽtĂ© du premier Adam, aprĂšs l’avoir plongĂ© dans un profond sommeil, Dieu a tirĂ© Eve, de mĂȘme du cĂŽtĂ© du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naĂźt la nouvelle Eve, l’Eglise. L’étonnement pour nous rĂ©side dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam s’est appropriĂ© en regardant l’Église : « Cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et ĂȘtre descendus dans les eaux du baptĂȘme, nous sommes devenus l’os de ses os et la chair de sa chair.

15. Sans cette incorporation, il n’y a aucune possibilitĂ© de vivre la plĂ©nitude du culte rendu Ă  Dieu. En effet, il n’y a qu’un seul acte de culte parfait et agrĂ©able au PĂšre, Ă  savoir l’obĂ©issance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer Ă  son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». C’est le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Église, le Corps mystique du Christ.

Le sens théologique de la Liturgie

16. Nous devons au Concile – et au mouvement liturgique qui l’a prĂ©cĂ©dĂ© – la redĂ©couverte d’une comprĂ©hension thĂ©ologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de l’Eglise. De mĂȘme que les principes gĂ©nĂ©raux Ă©noncĂ©s dans Sacrosanctum Concilium ont Ă©tĂ© fondamentaux pour la rĂ©forme de la liturgie, ils continuent Ă  l’ĂȘtre pour la promotion de cette cĂ©lĂ©bration pleine, consciente, active et fĂ©conde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie Ă©tant la « source premiĂšre et indispensable Ă  laquelle les fidĂšles peuvent puiser l’authentique esprit chrĂ©tien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute l’Église Ă  redĂ©couvrir, Ă  sauvegarder et Ă  vivre la vĂ©ritĂ© et la force de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je voudrais que la beautĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne et ses consĂ©quences nĂ©cessaires dans la vie de l’Église ne soient pas dĂ©figurĂ©es par une comprĂ©hension superficielle et rĂ©ductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service d’une vision idĂ©ologique, quelle qu’elle soit. La priĂšre sacerdotale de JĂ©sus Ă  la derniĂšre CĂšne pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piĂ©tĂ©, signe d’unitĂ©, lien de charitĂ©. [5]

La Liturgie : un antidote contre le venin de la mondanité spirituelle

17. J’ai mis en garde Ă  plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de l’Église, la « mondanitĂ© spirituelle » : j’en ai longuement parlĂ© dans l’Exhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le nĂ©o-pĂ©lagianisme comme les deux modes reliĂ©s entre eux qui alimentent cette mondanitĂ© spirituelle.

Le premier rĂ©duit la foi chrĂ©tienne Ă  un subjectivisme qui enferme l’individu « dans l’immanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).

Le second annule la valeur de la grĂące pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu Ă  « un Ă©litisme narcissique et autoritaire oĂč, au lieu d’évangĂ©liser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter l’accĂšs Ă  la grĂące, on consomme de l’énergie Ă  contrĂŽler »(Evangelii gaudium, n. 94).

Ces formes dĂ©formĂ©es de christianisme peuvent avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la vie de l’Église.

18. Il est Ă©vident, d’aprĂšs ce que j’ai rappelĂ© ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature mĂȘme, l’antidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle Ă©videmment de la Liturgie dans son sens thĂ©ologique et certainement pas – Pie XII l’a dĂ©jĂ  dit – comme un cĂ©rĂ©monial dĂ©coratif ou une simple somme de lois et de prĂ©ceptes rĂ©glant le culte [6].

19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous libĂšre de la prison d’une autorĂ©fĂ©rentialitĂ© nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, L’action cĂ©lĂ©brative n’appartient pas Ă  l’individu mais au Christ-Eglise, Ă  la totalitĂ© des fidĂšles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de l’étendue de ce « nous » est toujours dĂ©moniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls Ă  la recherche d’une connaissance individuelle prĂ©sumĂ©e du mystĂšre de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblĂ©e, pour nous conduire dans le mystĂšre que la Parole et les signes sacramentels nous rĂ©vĂšlent. Et elle le fait en cohĂ©rence avec l’action de Dieu, en suivant le chemin de l’incarnation, Ă  travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, l’espace et le temps.

20. Si le nĂ©o-pĂ©lagianisme nous enivre de la prĂ©somption d’un salut gagnĂ© par nos propres efforts, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous purifie en proclamant la gratuitĂ© du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique n’est pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frĂšres et sƓurs. Le dĂ©but de chaque cĂ©lĂ©bration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon pĂ©chĂ© et en m’invitant Ă  supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frĂšres et sƓurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes d’entrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour ĂȘtre sauvĂ©s (cf. Mt 8,8). Nous n’avons pas d’autre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur JĂ©sus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie n’a rien Ă  voir avec un moralisme ascĂ©tique : c’est le don de la PĂąque du Seigneur qui, accueilli avec docilitĂ©, rend notre vie nouvelle. On n’entre dans le cĂ©nacle que par la force d’attraction de son dĂ©sir de manger la PĂąque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).

Redécouvrir à chaque jour
la beauté de la vérité de la célébration chrétienne

21. Mais nous devons faire attention : pour que l’antidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandĂ© de redĂ©couvrir chaque jour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je me rĂ©fĂšre encore une fois au sens thĂ©ologique, comme l’a admirablement dĂ©crit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ rĂ©vĂ©lĂ© et donnĂ© dans son MystĂšre Pascal, rendu prĂ©sent et actif aujourd’hui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que l’Esprit, en nous plongeant dans le mystĂšre pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.

22. La redĂ©couverte continuelle de la beautĂ© de la liturgie n’est pas la poursuite d’un esthĂ©tisme rituel qui ne prend plaisir qu’à soigner la formalitĂ© extĂ©rieure d’un rite ou se satisfait d’une scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement Ă  approuver l’attitude opposĂ©e qui confond la simplicitĂ© avec une banalitĂ© dĂ©braillĂ©e, l’essentialitĂ© avec une superficialitĂ© ignorante, ou le caractĂšre concret de l’action rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspĂ©rant.

23. Soyons clairs : tous les aspects de la cĂ©lĂ©bration doivent ĂȘtre soignĂ©s (espace, temps, gestes, paroles, objets, vĂȘtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent ĂȘtre respectĂ©es : une telle attention suffirait Ă  ne pas priver l’assemblĂ©e de ce qui lui est dĂ», c’est-Ă -dire le mystĂšre pascal cĂ©lĂ©brĂ© selon le rituel Ă©tabli par l’Église. Mais mĂȘme si la qualitĂ© et le bon dĂ©roulement de la cĂ©lĂ©bration Ă©taient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entiĂšre.

L’émerveillement devant le mystĂšre pascal :
Ă©lĂ©ment essentiel de l’acte liturgique

24. Si notre Ă©merveillement pour le mystĂšre pascal rendu prĂ©sent dans le caractĂšre concret des signes sacramentels venait Ă  manquer, nous risquerions vraiment d’ĂȘtre impermĂ©ables Ă  l’ocĂ©an de grĂące qui inonde chaque cĂ©lĂ©bration. Les efforts, certes louables, pour amĂ©liorer la qualitĂ© de la cĂ©lĂ©bration ne suffisent pas, pas plus que l’appel Ă  une plus grande intĂ©rioritĂ© : mĂȘme cette derniĂšre court le risque d’ĂȘtre rĂ©duite Ă  une subjectivitĂ© vide si elle n’accueille pas la rĂ©vĂ©lation du mystĂšre chrĂ©tien. La rencontre avec Dieu n’est pas le fruit d’une recherche intĂ©rieure individuelle, mais un Ă©vĂ©nement donnĂ© : nous pouvons rencontrer Dieu Ă  travers le fait nouveau de l’Incarnation qui, dans la derniĂšre CĂšne, va jusqu’à dĂ©sirer ĂȘtre mangĂ© par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse Ă©chapper Ă  la fascination de la beautĂ© de ce don ?

25. Quand je parle d’émerveillement devant le MystĂšre pascal, je n’entends nullement ce que me semble parfois exprimer l’expression vague de « sens du mystĂšre ». C’est parfois l’une des principales accusations prĂ©sumĂ©es contre la rĂ©forme liturgique. On dit que le sens du mystĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ© de la cĂ©lĂ©bration. L’émerveillement dont je parle n’est pas une sorte de dĂ©sarroi devant une rĂ©alitĂ© obscure ou un rite Ă©nigmatique, mais c’est, au contraire, l’émerveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© dans la PĂąque de JĂ©sus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacitĂ© continue Ă  nous atteindre dans la cĂ©lĂ©bration des « mystĂšres », c’est-Ă -dire des sacrements. Il n’en reste pas moins vrai que la plĂ©nitude de la rĂ©vĂ©lation a, par rapport Ă  notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement Ă  la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si l’émerveillement est vrai, il n’y a aucun risque que nous ne percevions pas, mĂȘme dans la proximitĂ© voulue par l’Incarnation, l’altĂ©ritĂ© de la prĂ©sence de Dieu. Si la rĂ©forme avait Ă©liminĂ© ce vague « sens du mystĂšre », ce serait une note de mĂ©rite plutĂŽt qu’un acte d’accusation. La beautĂ©, tout comme la vĂ©ritĂ©, suscite toujours l’admiration et lorsqu’elle est rapportĂ©e au mystĂšre de Dieu, elle conduit Ă  l’adoration.

26. L’émerveillement est une partie essentielle de l’acte liturgique car c’est l’attitude de ceux qui se savent confrontĂ©s Ă  la particularitĂ© des gestes symboliques ; c’est l’émerveillement de celui qui fait l’expĂ©rience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas Ă  se rĂ©fĂ©rer Ă  un concept abstrait mais Ă  contenir et Ă  exprimer dans sa concrĂ©tude mĂȘme ce qu’il signifie.

La nĂ©cessitĂ© d’une formation liturgique sĂ©rieuse et vitale

27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacitĂ© de vivre pleinement l’action liturgique ? Tel Ă©tait l’objectif de la rĂ©forme du Concile. Le dĂ©fi est trĂšs exigeant car l’homme moderne – pas dans toutes les cultures au mĂȘme degrĂ© – a perdu la capacitĂ© de s’engager dans l’action symbolique qui est une caractĂ©ristique essentielle de l’acte liturgique.

28. La post-modernitĂ© – dans laquelle l’homme se sent encore plus perdu, sans rĂ©fĂ©rences d’aucune sorte, privĂ© de valeurs parce qu’elles sont devenues indiffĂ©rentes, orphelin de tout, dans une fragmentation oĂč un horizon de sens semble impossible – est encore chargĂ©e du lourd hĂ©ritage que nous a laissĂ© l’époque prĂ©cĂ©dente, fait d’individualisme et de subjectivisme (qui rappellent Ă  nouveau le pĂ©lagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-mĂȘme, car la personne humaine est un esprit incarnĂ© et donc, en tant que tel, capable d’action et de comprĂ©hension symboliques.

29. C’est avec cette rĂ©alitĂ© du monde moderne que l’Église, rĂ©unie en Concile, a voulu se confronter, en rĂ©affirmant sa conscience d’ĂȘtre le sacrement du Christ, la lumiĂšre des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement Ă  l’écoute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espĂ©rances (Gaudium et spes) des hommes d’aujourd’hui. Les grandes Constitutions conciliaires sont insĂ©parables, et ce n’est pas un hasard si cet immense effort de rĂ©flexion du Conseil ƓcumĂ©nique – qui est la plus haute expression de la synodalitĂ© dans l’Église et dont je suis appelĂ©, avec vous tous, Ă  ĂȘtre le gardien de la richesse – a commencĂ© par une rĂ©flexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).

30. En clĂŽturant la deuxiĂšme session du Concile (le 4 dĂ©cembre 1963), saint Paul VI s’est exprimĂ© ainsi :

« Cette discussion passionnĂ©e et complexe n’a d’ailleurs pas Ă©tĂ© sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a Ă©tĂ© abordĂ© en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans l’Église, tant par sa nature que par sa dignitĂ© – Nous voulons parler de la sainte Liturgie – a trouvĂ© une heureuse conclusion et il est aujourd’hui promulguĂ© par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie vĂ©ritable, car dans la maniĂšre dont les choses se sont passĂ©es, Nous constatons le respect d’une juste Ă©chelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la premiĂšre place ; la priĂšre envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la premiĂšre source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la premiĂšre Ă©cole de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrĂ©tien uni Ă  nous par la foi et la ferveur de ses priĂšres. C’est aussi une premiĂšre invitation au genre humain, afin que tous puissent dĂ©sormais Ă©lever leur voix muette dans une priĂšre bĂ©nie et authentique et faire ainsi l’expĂ©rience de cette force indescriptible et rĂ©gĂ©nĂ©ratrice qui se trouve lorsqu’ils se joignent Ă  nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cƓur humain par JĂ©sus-Christ et dans l’Esprit Saint ». [7]

31. Dans cette lettre, je ne peux pas m’attarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse Ă  votre mĂ©ditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend l’action de l’Église et, en mĂȘme temps, la source d’oĂč dĂ©coule toute son Ă©nergie » (Sacrosanctum Concilium, n.10), alors on comprend bien l’enjeu de la question liturgique. Il serait banal de lire les tensions, malheureusement prĂ©sentes autour de la cĂ©lĂ©bration, comme une simple divergence entre diffĂ©rentes sensibilitĂ©s envers une forme rituelle. La problĂ©matique est avant tout ecclĂ©siologique. Je ne vois pas comment on peut dire que l’on reconnaĂźt la validitĂ© du Concile – bien que je m’étonne qu’un catholique puisse prĂ©tendre ne pas le faire – et ne pas accepter la rĂ©forme liturgique nĂ©e de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la rĂ©alitĂ© de la liturgie en lien intime avec la vision de l’Église admirablement dĂ©crite par Lumen Gentium. Pour cette raison – comme je l’ai expliquĂ© dans la lettre envoyĂ©e Ă  tous les Ă©vĂȘques – j’ai estimĂ© qu’il Ă©tait de mon devoir d’affirmer que « les livres liturgiques promulguĂ©s par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformĂ©ment aux dĂ©crets du Concile Vatican II, sont l’unique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).

La non-acceptation de la rĂ©forme, ainsi qu’une comprĂ©hension superficielle de celle-ci, nous dĂ©tournent de la tĂąche de trouver les rĂ©ponses Ă  la question que je reviens Ă  rĂ©pĂ©ter : comment pouvons-nous grandir dans la capacitĂ© de vivre pleinement l’action liturgique? Comment continuer Ă  nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la cĂ©lĂ©bration sous nos yeux? Nous avons besoin d’une formation liturgique sĂ©rieuse et vitale.

32. Revenons encore une fois au CĂ©nacle de JĂ©rusalem. Au matin de la PentecĂŽte naĂźt l’Église, cellule initiale de l’humanitĂ© nouvelle. Seule la communautĂ© des hommes et des femmes – rĂ©conciliĂ©s parce que pardonnĂ©s, vivants parce qu’Il est vivant, vrais parce qu’habitĂ©s par l’Esprit de vĂ©ritĂ© – peut ouvrir l’espace Ă©troit de l’individualisme spirituel.

33. C’est la communautĂ© de la PentecĂŽte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscitĂ© des morts, prĂ©sent par sa parole, par ses gestes, par l’offrande de son Corps et de son Sang. DĂšs lors, la cĂ©lĂ©bration devient le lieu privilĂ©giĂ© – mais pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que c’est seulement par cette rencontre que l’homme devient pleinement homme. Seule l’Église de la PentecĂŽte peut concevoir l’ĂȘtre humain comme une personne, ouverte Ă  une relation pleine et entiĂšre avec Dieu, avec la crĂ©ation et avec ses frĂšres et sƓurs.

34. C’est ici que se pose la question dĂ©cisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la premiĂšre tĂąche pratique Ă  accomplir: portĂ©s par cette transformation intĂ©rieure de notre Ă©poque, nous devons rĂ©apprendre Ă  vivre comme hommes en un rapport religieux » [8]. C’est ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons ĂȘtre formĂ©s. Guardini lui-mĂȘme n’hĂ©site pas Ă  affirmer que sans formation liturgique, « les rĂ©formes des rites et des textes ne seront d’aucune aide » [9]. Je n’ai pas l’intention de traiter maintenant de maniĂšre exhaustive le thĂšme trĂšs riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de rĂ©flexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La premiĂšre est fonctionnelle par rapport Ă  la seconde qui est essentielle.

35. Il est nĂ©cessaire de trouver les canaux d’une formation Ă  l’étude de la Liturgie. Depuis le dĂ©but du mouvement liturgique, beaucoup a Ă©tĂ© fait Ă  cet Ă©gard, avec de prĂ©cieuses contributions de la part de chercheurs et d’institutions acadĂ©miques. NĂ©anmoins, il est important aujourd’hui de diffuser cette connaissance au-delĂ  du milieu universitaire, de maniĂšre accessible, afin que chaque fidĂšle puisse grandir dans la connaissance du sens thĂ©ologique de la Liturgie. C’est la question dĂ©cisive, qui fonde tout type de comprĂ©hension et toute pratique liturgique. Elle fonde Ă©galement la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme, en aidant tous et chacun Ă  acquĂ©rir la capacitĂ© de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.

36. Je pense au rythme rĂ©gulier de nos assemblĂ©es qui se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer l’Eucharistie le jour du Seigneur, dimanche aprĂšs dimanche, PĂąques aprĂšs PĂąques, Ă  des moments particuliers de la vie des personnes et des communautĂ©s, Ă  tous les Ăąges de la vie. Les ministres ordonnĂ©s accomplissent une action pastorale de premiĂšre importance lorsqu’ils prennent les fidĂšles baptisĂ©s par la main pour les conduire dans l’expĂ©rience rĂ©pĂ©tĂ©e de la PĂąque. Rappelons-nous toujours que c’est l’Église, le Corps du Christ, qui est le sujet cĂ©lĂ©brant et non pas seulement le prĂȘtre. La connaissance qui dĂ©coule de l’étude n’est que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ©. Il est Ă©vident que pour pouvoir conduire leurs frĂšres et sƓurs, les ministres qui prĂ©sident l’assemblĂ©e doivent connaĂźtre le chemin tant en l’ayant Ă©tudiĂ© sur l’itinĂ©raire de leurs Ă©tudes thĂ©ologiques mais aussi pour avoir frĂ©quentĂ© la liturgie dans la pratique effective d’une expĂ©rience de foi vivante, nourrie par la priĂšre – et certainement pas seulement comme une obligation Ă  remplir. Le jour de son ordination, chaque prĂȘtre entend l’évĂȘque lui dire: « RĂ©alise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas cĂ©lĂ©brer, conforme ta vie au mystĂšre de la croix du Christ Seigneur ». [10]

37. Le plan d’études de la Liturgie dans les sĂ©minaires doit Ă©galement tenir compte de l’extraordinaire capacitĂ© qu’a en elle-mĂȘme la cĂ©lĂ©bration actuelle d’offrir une vision organique et unifiĂ©e de tout le savoir thĂ©ologique. Chaque discipline de la thĂ©ologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se rĂ©vĂšle et se rĂ©alise l’unitĂ© de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation thĂ©ologique dans les sĂ©minaires aurait certainement aussi des effets positifs dans l’action pastorale Il n’y a pas d’aspect de la vie ecclĂ©siale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le rĂ©sultat de programmes Ă©laborĂ©s, une pratique pastorale globale, organique et intĂ©grĂ©e est la consĂ©quence du fait de placer l’Eucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communautĂ©. La comprĂ©hension thĂ©ologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout Ă©tait rĂ©duit Ă  l’aspect cultuel. Une cĂ©lĂ©bration qui n’évangĂ©lise pas n’est pas authentique, de mĂȘme qu’une annonce qui ne conduit pas Ă  une rencontre avec le Seigneur ressuscitĂ© dans la cĂ©lĂ©bration n’est pas authentique Et puis l’une et l’autre, sans le tĂ©moignage de la charitĂ©, ne sont qu’un cuivre qui rĂ©sonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).

38. Pour les ministres comme pour tous les baptisĂ©s, la formation liturgique dans son sens premier n’est pas quelque chose qui peut ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ© dĂ©passe notre capacitĂ© de le connaĂźtre, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec l’humilitĂ© des petits, l’attitude qui ouvre Ă  l’émerveillement.

39. Une derniĂšre observation sur les sĂ©minaires : en plus d’un programme d’études, ils doivent aussi offrir la possibilitĂ© de vivre une cĂ©lĂ©bration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une vĂ©ritable communion avec Dieu, cette mĂȘme communion vers laquelle doit tendre la connaissance thĂ©ologique. Seule l’action de l’Esprit peut parfaire notre connaissance du mystĂšre de Dieu, qui n’est pas une question de comprĂ©hension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expĂ©rience est fondamentale pour que les sĂ©minaristes, une fois devenus ministres ordonnĂ©s, puissent accompagner les communautĂ©s sur le mĂȘme chemin de connaissance du mystĂšre de Dieu, qui est le mystĂšre de l’amour.

40. Cette derniĂšre considĂ©ration nous amĂšne Ă  rĂ©flĂ©chir sur le deuxiĂšme sens que nous pouvons comprendre dans l’expression « formation liturgique ». Je me rĂ©fĂšre au fait que nous sommes formĂ©s, chacun selon sa vocation, Ă  partir de la participation Ă  la cĂ©lĂ©bration liturgique. MĂȘme la connaissance qui vient des Ă©tudes, dont je parlais tout Ă  l’heure, pour qu’elle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir Ă  rĂ©aliser l’action formatrice de la Liturgie elle-mĂȘme en chaque croyant dans le Christ.

41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaĂźt clairement que la connaissance du mystĂšre du Christ, question dĂ©cisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation mentale d’une idĂ©e quelconque, mais en un engagement existentiel rĂ©el avec sa personne. En ce sens, la liturgie n’a pas pour objet la « connaissance », et sa portĂ©e n’est pas essentiellement pĂ©dagogique, mĂȘme si elle a une grande valeur pĂ©dagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutĂŽt une louange, une action de grĂące pour la PĂąque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La cĂ©lĂ©bration concerne la rĂ©alitĂ© de notre docilitĂ© Ă  l’action de l’Esprit qui opĂšre par elle jusqu’à ce que le Christ soit formĂ© en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le rĂ©pĂšte : il ne s’agit pas d’un processus mental abstrait, mais de devenir Lui. C’est dans ce but qu’est donnĂ© l’Esprit, dont l’action est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisĂ©s appelĂ©s Ă  devenir toujours plus ce qui a Ă©tĂ© reçu comme don au BaptĂȘme, Ă  savoir ĂȘtre membre du Corps du Christ. LĂ©on le Grand Ă©crit: « Notre participation au Corps et au Sang du Christ n’a d’autre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons ». [11]

42. Cet engagement existentiel se produit – en continuitĂ© et en cohĂ©rence avec la mĂ©thode de l’Incarnation – de maniĂšre sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont l’exact opposĂ© des abstractions spirituelles : le pain, le vin, l’huile, l’eau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, l’espace, le mouvement, l’action, l’ordre, le temps, la lumiĂšre. Toute la crĂ©ation est une manifestation de l’amour de Dieu, et Ă  partir du moment oĂč ce mĂȘme amour s’est manifestĂ© dans sa plĂ©nitude dans la croix de JĂ©sus, toute la crĂ©ation a Ă©tĂ© attirĂ©e vers lui. C’est toute la crĂ©ation qui est assumĂ©e pour ĂȘtre mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarnĂ©, crucifiĂ©, mort, ressuscitĂ©, montĂ© vers le PĂšre. C’est ce que chantent la priĂšre sur l’eau des fonts baptismaux, mais aussi la priĂšre sur l’huile du saint chrĂȘme et les paroles pour la prĂ©sentation du pain et du vin – tous fruits de la terre et du travail de l’homme.

43. La liturgie rend gloire Ă  Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose Ă  la beautĂ© de la lumiĂšre inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non plus ajouter Ă  la perfection du chant angĂ©lique qui rĂ©sonne Ă©ternellement dans les demeures cĂ©lestes. La Liturgie rend gloire Ă  Dieu parce qu’elle nous permet – ici, sur la terre – de voir Dieu dans la cĂ©lĂ©bration des mystĂšres et, en le voyant, de reprendre vie par sa PĂąque. Nous, qui Ă©tions morts par nos pĂ©chĂ©s et qui avons Ă©tĂ© rendus Ă  la vie avec le Christ – nous sommes la gloire de Dieu. C’est par la grĂące que nous avons Ă©tĂ© sauvĂ©s (cf. Ep 2, 5) IrĂ©nĂ©e, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est l’homme vivant, et la vie de l’homme consiste dans la vision de Dieu : si dĂ©jĂ  la rĂ©vĂ©lation de Dieu par la crĂ©ation donne la vie Ă  tous les ĂȘtres vivant sur terre, combien plus la manifestation du PĂšre par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu! ». [12]

44. Guardini Ă©crit : « C’est ainsi que s’ébauche la premiĂšre tĂąche du travail de formation liturgique: l’homme doit retrouver sa puissance symbolique ». [13] C’est une responsabilitĂ© pour tous, pour les ministres ordonnĂ©s comme pour les fidĂšles. La tĂąche n’est pas facile car l’homme moderne est devenu analphabĂšte, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne Ă  peine l’existence. Cela se produit Ă©galement avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce qu’il est une union intime de l’ñme et du corps ; il est la visibilitĂ© de l’ñme spirituelle dans l’ordre corporel ; et en cela consiste l’unicitĂ© humaine, la spĂ©cificitĂ© de la personne irrĂ©ductible Ă  toute autre forme d’ĂȘtre vivant. Notre ouverture au transcendant, Ă  Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaĂźtre nous conduit inĂ©vitablement non seulement Ă  une mĂ©connaissance de Dieu mais aussi Ă  une mĂ©connaissance de nous-mĂȘmes. Il suffit de regarder la maniĂšre paradoxale dont le corps est traitĂ©, Ă  un moment soignĂ© de maniĂšre presque obsessionnelle, inspirĂ© par le mythe de l’éternelle jeunesse, et Ă  un autre moment rĂ©duisant le corps Ă  une matĂ©rialitĂ© Ă  laquelle on refuse toute dignitĂ©. Le fait est que l’on ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-mĂȘme. Tout symbole est Ă  la fois puissant et fragile. S’il n’est pas respectĂ©, s’il n’est pas traitĂ© pour ce qu’il est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.

Nous n’avons plus le regard de saint François qui regardait le soleil – qu’il appelait frĂšre parce qu’il le sentait ainsi – le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, Ă©merveillĂ©, chantait : de te Altissimu, porta significatione. [14] Le fait d’avoir perdu la capacitĂ© de saisir la valeur symbolique du corps et de toute crĂ©ature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible Ă  la mentalitĂ© moderne. Et pourtant, il ne peut ĂȘtre question de renoncer Ă  ce langage. On ne peut y renoncer parce que c’est ainsi que la Sainte TrinitĂ© a choisi de nous atteindre Ă  travers la chair du Verbe. Il s’agit plutĂŽt de retrouver la capacitĂ© d’utiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgrĂ© les mĂ©faits du matĂ©rialisme et du spiritualisme – tous deux nĂ©gateurs de l’unitĂ© de l’ñme et du corps – elle est toujours prĂȘte Ă  resurgir, comme toute vĂ©ritĂ©.

45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous Ă  nouveau savoir les lire et ĂȘtre capables de les vivre ? Nous savons bien que la cĂ©lĂ©bration des sacrements, par la grĂące de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une maniĂšre adĂ©quate de se situer par rapport au langage de la cĂ©lĂ©bration. Une « lecture » symbolique n’est pas une connaissance mentale, ni l’acquisition de concepts, mais plutĂŽt une expĂ©rience vitale.

46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la crĂ©ation. Je veux dire que les choses – les sacrements « sont faits » de choses – viennent de Dieu. C’est vers Lui qu’elles sont orientĂ©es, et c’est par Lui qu’elles ont Ă©tĂ© assumĂ©es, et assumĂ©es de maniĂšre particuliĂšre dans l’Incarnation, afin de devenir des instruments de salut, des vĂ©hicules de l’Esprit, des canaux de la grĂące. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matĂ©rialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de l’action sacramentelle qui rĂ©alise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur prĂ©sence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. DĂšs le dĂ©but, les choses créées contiennent le germe de la grĂące sanctifiante des sacrements.

47. Toujours en pensant Ă  la maniĂšre dont la Liturgie nous forme, une autre question dĂ©cisive est l’éducation nĂ©cessaire pour pouvoir acquĂ©rir l’attitude intĂ©rieure qui nous permettra d’utiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de l’exprimer d’une maniĂšre simple. Je pense aux parents, ou plus peut-ĂȘtre, aux grands-parents, mais aussi Ă  nos pasteurs et catĂ©chistes. Beaucoup d’entre nous ont appris d’eux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, l’agenouillement, les formules de notre foi. Peut-ĂȘtre n’avons-nous pas de souvenir rĂ©el de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste d’une grande main qui prend la petite main d’un enfant et l’accompagne lentement en traçant pour la premiĂšre fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient s’approprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du PĂšre… et du Fils… et du Saint-Esprit
 Amen. » Et puis la main de l’enfant est laissĂ©e seule, et on la regarde rĂ©pĂ©ter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consignĂ©, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul l’Esprit sait lui donner. DĂšs lors, ce geste, sa force symbolique, est Ă  nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formĂ©s par lui. Il n’est pas nĂ©cessaire de faire beaucoup de discours ici. Il n’est pas nĂ©cessaire d’avoir tout compris dans ce geste. Ce qu’il faut, c’est ĂȘtre petit, Ă  la fois dans l’envoi et dans la rĂ©ception. Le reste est l’Ɠuvre de l’Esprit. C’est ainsi que nous sommes initiĂ©s au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dĂ©pouiller d’une telle richesse. En grandissant, nous aurons d’autres moyens de comprendre, mais toujours Ă  condition de rester petits.

Ars celebrandi

48. L’ars celebrandi, l’art de cĂ©lĂ©brer, est certainement l’une des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croĂźtre dans une comprĂ©hension vitale de ceux-ci. Cette expression est Ă©galement sujette Ă  diffĂ©rentes interprĂ©tations. Son sens devient clair si elle est comprise en rĂ©fĂ©rence au sens thĂ©ologique de la Liturgie dĂ©crit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel j’ai dĂ©jĂ  fait rĂ©fĂ©rence Ă  plusieurs reprises. L’ars celebrandi ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă  la simple observation d’un systĂšme de rubriques, et il faut encore moins le considĂ©rer comme une crĂ©ativitĂ© imaginative – parfois sauvage – sans rĂšgles. Le rite est en soi une norme, et la norme n’est jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service d’une rĂ©alitĂ© supĂ©rieure qu’elle entend protĂ©ger.

49. Comme dans tout art, l’ars celebrandi requiert diffĂ©rents types de connaissances.

Tout d’abord, il faut comprendre le dynamisme qui se dĂ©ploie Ă  travers la liturgie. L’action de la cĂ©lĂ©bration est le lieu oĂč, par le biais du mĂ©morial, le mystĂšre pascal est rendu prĂ©sent afin que les baptisĂ©s, par leur participation, puissent en faire l’expĂ©rience dans leur propre vie. Sans cette comprĂ©hension, la cĂ©lĂ©bration tombe facilement dans le souci de l’extĂ©rieur (plus ou moins raffinĂ©) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides).

Ensuite, il est nĂ©cessaire de savoir comment l’Esprit Saint agit dans chaque cĂ©lĂ©bration. L’art de cĂ©lĂ©brer doit ĂȘtre en harmonie avec l’action de l’Esprit. C’est seulement ainsi qu’il sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goĂ»ts individuels. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera libre de l’invasion d’élĂ©ments culturels assumĂ©s sans discernement et qui n’ont rien Ă  voir avec une comprĂ©hension correcte de l’inculturation.

Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particuliÚre, son efficacité.

50. De ces brĂšves indications, il devrait ĂȘtre clair que l’art de la cĂ©lĂ©bration ne s’improvise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de l’inspiration, qui est une forme positive de possession. Le vĂ©ritable artiste ne possĂšde pas un art, mais il est possĂ©dĂ© par lui. On n’apprend pas l’art de faire la fĂȘte en frĂ©quentant un cours d’art oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais qu’observer les effets.) Tout outil peut ĂȘtre utile, mais il doit ĂȘtre au service de la nature de la liturgie et de l’action de l’Esprit Saint. Il faut un dĂ©vouement assidu Ă  la cĂ©lĂ©bration, permettant Ă  la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme de nous transmettre son art. Guardini Ă©crit : « Nous devons comprendre Ă  quel point nous nous sommes profondĂ©ment enlisĂ©s dans l’individualisme et le subjectivisme ; Ă  quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien Ă©troite est devenue la dimension de notre vie religieuse. L’ardent dĂ©sir de cultiver un grand style de priĂšre doit Ă  nouveau s’éveiller ; la volontĂ© d’essentialitĂ© doit aussi revivre dans la priĂšre. La voie Ă  suivre pour y arriver est celle de la discipline ; du renoncement aux satisfactions faciles et sans effort ; du travail rigoureux, accompli dans l’obĂ©issance Ă  l’Église, pour notre conduite et notre ĂȘtre religieux ». [15] C’est ainsi que l’on apprend l’art de cĂ©lĂ©brer.

51. En parlant de ce thĂšme, nous sommes enclins Ă  penser qu’il ne concerne que les ministres ordonnĂ©s qui exercent le service de la prĂ©sidence. Mais en fait, il s’agit d’une attitude que tous les baptisĂ©s sont appelĂ©s Ă  vivre. Je pense Ă  tous les gestes et Ă  toutes les paroles qui appartiennent Ă  l’assemblĂ©e : se rassembler, marcher en procession, s’asseoir, se tenir debout, s’agenouiller, chanter, se taire, acclamer, regarder, Ă©couter. Ce sont autant de façons par lesquelles l’assemblĂ©e, comme un seul homme (Ne 8,1), participe Ă  la cĂ©lĂ©bration. Effectuer tous ensemble le mĂȘme geste, parler tous d’une seule voix, cela transmet Ă  chaque individu l’énergie de toute l’assemblĂ©e. Il s’agit d’une uniformitĂ© qui non seulement ne mortifie pas mais, au contraire, Ă©duque le fidĂšle individuel Ă  dĂ©couvrir l’unicitĂ© authentique de sa personnalitĂ© non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience d’ĂȘtre un seul corps. Il ne s’agit pas de suivre un livre de bonnes maniĂšres liturgiques. Il s’agit plutĂŽt d’une « discipline » – au sens oĂč l’entend Guardini – qui, si elle est observĂ©e, nous forme authentiquement. Ce sont des gestes et des paroles qui mettent de l’ordre dans notre monde intĂ©rieur en nous faisant vivre certains sentiments, attitudes, comportements. Ils ne sont pas l’explication d’un idĂ©al que nous cherchons Ă  nous laisser inspirer, mais ils sont au contraire une action qui engage le corps dans sa totalitĂ©, c’est-Ă -dire dans son ĂȘtre unitĂ© de corps et d’ñme.

 

52. Parmi les gestes rituels qui appartiennent Ă  l’ensemble de l’assemblĂ©e, le silence occupe une place d’importance absolue. Bien souvent, il est expressĂ©ment prescrit dans les rubriques. Toute la cĂ©lĂ©bration eucharistique est immergĂ©e dans le silence qui prĂ©cĂšde son dĂ©but et qui marque chaque moment de son dĂ©roulement rituel. En effet, il est prĂ©sent dans l’acte pĂ©nitentiel, aprĂšs l’invitation « Prions », dans la Liturgie de la Parole (avant les lectures, entre les lectures et aprĂšs l’homĂ©lie), dans la priĂšre eucharistique, aprĂšs la communion. [16] Un tel silence n’est pas un havre intĂ©rieur dans lequel se cacher dans une sorte d’isolement intime, comme si on laissait derriĂšre soi la forme rituelle comme une distraction. Ce type de silence contredirait l’essence mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration. Le silence liturgique est quelque chose de beaucoup plus grand : il est le symbole de la prĂ©sence et de l’action de l’Esprit Saint qui anime toute l’action de la cĂ©lĂ©bration. C’est pourquoi il constitue un point d’arrivĂ©e dans une sĂ©quence liturgique. C’est prĂ©cisĂ©ment parce qu’elle est un symbole de l’Esprit qu’elle a le pouvoir d’exprimer l’action multiforme de l’Esprit. Ainsi, en reprenant les moments que je viens de mentionner, le silence conduit Ă  la douleur du pĂ©chĂ© et au dĂ©sir de conversion. Il Ă©veille la disponibilitĂ© Ă  l’écoute de la Parole et Ă©veille la priĂšre. Il nous dispose Ă  adorer le Corps et le Sang du Christ. Il suggĂšre Ă  chacun, dans l’intimitĂ© de la communion, ce que l’Esprit veut opĂ©rer dans nos vies pour nous conformer au Pain rompu. Pour toutes ces raisons, nous sommes appelĂ©s Ă  accomplir avec un soin extrĂȘme le geste symbolique du silence. À travers lui, l’Esprit nous donne forme.

53. Chaque geste, chaque parole contient une action prĂ©cise qui est toujours nouvelle parce qu’elle rencontre un moment toujours nouveau de notre propre vie. Je vais expliquer ce que je veux dire par un exemple simple. Nous nous agenouillons pour demander pardon, pour plier notre orgueil, pour remettre Ă  Dieu nos larmes, pour implorer son intervention, pour le remercier d’un cadeau reçu. C’est toujours le mĂȘme geste qui, au fond, dĂ©clare notre propre petitesse en prĂ©sence de Dieu. NĂ©anmoins, accompli Ă  diffĂ©rents moments de notre vie, il façonne nos profondeurs intĂ©rieures et se manifeste ensuite extĂ©rieurement dans notre relation avec Dieu et avec nos frĂšres et sƓurs. Aussi l’agenouillement doit ĂȘtre fait avec art, c’est-Ă -dire avec une pleine conscience de son sens symbolique et du besoin que nous avons de ce geste pour exprimer notre maniĂšre d’ĂȘtre en prĂ©sence du Seigneur. Et si tout cela est vrai pour ce simple geste, combien plus le sera-t-il pour la cĂ©lĂ©bration de la Parole ? Quel art sommes-nous appelĂ©s Ă  apprendre pour proclamer la Parole, pour l’écouter, pour la laisser inspirer notre priĂšre, pour la faire devenir notre vie ? Tout cela est digne de la plus grande attention, non pas formelle ou simplement extĂ©rieure, mais vivante et intĂ©rieure, afin que chaque geste et chaque parole de la cĂ©lĂ©bration, exprimĂ©s avec « art », forment la personnalitĂ© chrĂ©tienne de chaque individu et de la communautĂ©.

54. S’il est vrai que l’ars celebrandi est exigĂ© de toute l’assemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre, il est Ă©galement vrai que les ministres ordonnĂ©s doivent y porter une attention toute particuliĂšre. En visitant des communautĂ©s chrĂ©tiennes, j’ai remarquĂ© que leur maniĂšre de vivre la cĂ©lĂ©bration liturgique est conditionnĂ©e – pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire – par la façon dont leur pasteur prĂ©side l’assemblĂ©e. On pourrait dire qu’il existe diffĂ©rents « modĂšles » de prĂ©sidence. Voici une liste possible d’approches qui, bien qu’opposĂ©es l’une Ă  l’autre, caractĂ©risent une maniĂšre de prĂ©sider certainement inadĂ©quate : une austĂ©ritĂ© rigide ou une crĂ©ativitĂ© exaspĂ©rante, un mysticisme spiritualisant ou un fonctionnalisme pratique, une vivacitĂ© prĂ©cipitĂ©e ou une lenteur exagĂ©rĂ©e, une insouciance nĂ©gligĂ©e ou une minutie excessive, une amabilitĂ© surabondante ou une impassibilitĂ© sacerdotale. MalgrĂ© la grande variĂ©tĂ© de ces exemples, je pense que l’inadĂ©quation de ces modĂšles de prĂ©sidence a une racine commune : un personnalisme exacerbĂ© du style de cĂ©lĂ©bration qui exprime parfois une manie mal dissimulĂ©e d’ĂȘtre le centre de l’attention. Cela devient souvent plus Ă©vident lorsque nos cĂ©lĂ©brations sont transmises par voie hertzienne ou en ligne, ce qui n’est pas toujours opportun et nĂ©cessite une rĂ©flexion plus approfondie. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les comportements les plus rĂ©pandus, mais il n’est pas rare que des assemblĂ©es souffrent d’ĂȘtre ainsi abusĂ©es.

55. Il y aurait beaucoup Ă  dire sur l’importance et la dĂ©licatesse de la prĂ©sidence. À plusieurs reprises, je me suis attardĂ© sur la tĂąche exigeante que reprĂ©sente la prĂ©dication de l’homĂ©lie. [17] Je vais maintenant me limiter Ă  quelques considĂ©rations plus larges, en voulant Ă  nouveau rĂ©flĂ©chir avec vous sur la maniĂšre dont nous sommes formĂ©s par la Liturgie. Je pense au rythme rĂ©gulier des messes dominicales dans nos communautĂ©s, et je m’adresse donc aux prĂȘtres, mais implicitement Ă  tous les ministres ordonnĂ©s.

56. Le prĂȘtre vit sa participation caractĂ©ristique Ă  la cĂ©lĂ©bration en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, et celle-ci s’exprime prĂ©cisĂ©ment dans la prĂ©sidence. Comme tous les rĂŽles qu’il est appelĂ© Ă  remplir, il ne s’agit pas en premier lieu d’un devoir qui lui est assignĂ© par la communautĂ©, mais plutĂŽt d’une consĂ©quence de l’effusion de l’Esprit Saint reçue lors de l’ordination, qui le rend apte Ă  une telle tĂąche. Le prĂȘtre aussi est formĂ© par le fait qu’il prĂ©side l’assemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre.

57. Pour que ce service soit bien fait – et mĂȘme avec art ! – il est d’une importance fondamentale que le prĂȘtre ait tout d’abord une conscience aiguĂ« d’ĂȘtre, par la misĂ©ricorde de Dieu, une prĂ©sence particuliĂšre du Seigneur ressuscitĂ©. Le ministre ordonnĂ© est lui-mĂȘme l’un des modes de prĂ©sence du Seigneur qui rendent l’assemblĂ©e chrĂ©tienne unique, diffĂ©rente de toute autre assemblĂ©e (cf. Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » – au sens large – Ă  tous les gestes et paroles de celui qui prĂ©side. L’assemblĂ©e a le droit de pouvoir sentir dans ces gestes et ces paroles le dĂ©sir que le Seigneur a, aujourd’hui comme Ă  la derniĂšre CĂšne, de continuer Ă  manger la PĂąque avec nous. C’est donc le Seigneur RessuscitĂ© qui est le protagoniste, et certainement pas nos immaturitĂ©s qui cherchent, en assumant un rĂŽle et une attitude, une prĂ©sentabilitĂ© qu’elles ne peuvent avoir. Le prĂȘtre lui-mĂȘme devrait ĂȘtre submergĂ© par ce dĂ©sir de communion que le Seigneur a envers chacun. C’est comme s’il Ă©tait placĂ© au milieu entre le cƓur brĂ»lant de l’amour de JĂ©sus et le cƓur de chaque croyant, objet de son amour. PrĂ©sider l’Eucharistie, c’est ĂȘtre plongĂ© dans la fournaise de l’amour de Dieu. Lorsqu’il nous sera donnĂ© de comprendre cette rĂ©alitĂ©, ou mĂȘme simplement d’en avoir l’intuition, nous n’aurons certainement plus besoin d’un Directoire qui nous imposerait le comportement adĂ©quat. Si nous en avons besoin, c’est Ă  cause de la duretĂ© de notre cƓur. La norme la plus Ă©levĂ©e, et donc la plus exigeante, est la rĂ©alitĂ© mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration eucharistique, qui sĂ©lectionne les mots, les gestes, les sentiments qui nous feront comprendre si notre usage de ceux-ci est ou non Ă  la hauteur de la rĂ©alitĂ© qu’ils servent. Il est Ă©vident que cela ne s’improvise pas. C’est un art. Cela demande de la part du prĂȘtre de l’application, un entretien assidu du feu de l’amour du Seigneur qu’il est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12,49).

58. Lorsque la premiĂšre communautĂ© rompt le pain en obĂ©issant au commandement du Seigneur, elle le fait sous le regard de Marie qui accompagne les premiers pas de l’Église : – Tous Ă©taient assidus Ă  la priĂšre, avec des femmes, avec Marie la mĂšre de JĂ©sus – (Ac 1,14). La Vierge MĂšre « veille » sur les gestes de son Fils confiĂ©s aux apĂŽtres. Comme elle l’a fait aprĂšs les paroles de l’ange Gabriel, elle protĂšge Ă  nouveau dans son sein, ces gestes qui font/forment le corps de son Fils. Le prĂȘtre, qui rĂ©pĂšte ces gestes en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, est lui-mĂȘme protĂ©gĂ© dans le sein de la Vierge. Avons-nous vraiment besoin ici d’une rĂšgle pour nous dire comment nous devons agir ?

59. Devenus des instruments pour allumer le feu de l’amour du Seigneur sur la terre, protĂ©gĂ©s dans le sein de Marie, Vierge faite Église (comme le chantait saint François), les prĂȘtres doivent laisser l’Esprit Saint agir sur eux, pour mener Ă  bien l’Ɠuvre qu’il a commencĂ©e en eux lors de leur ordination. L’action de l’Esprit leur offre la possibilitĂ© d’exercer leur ministĂšre de prĂ©sidence de l’assemblĂ©e eucharistique avec la crainte de Pierre, conscient d’ĂȘtre pĂ©cheur (Lc 5,1-11), avec la puissante humilitĂ© du serviteur souffrant (cf. Is 42ss), avec le dĂ©sir « d’ĂȘtre mangĂ© » par les personnes qui leur sont confiĂ©es dans l’exercice quotidien du ministĂšre.

60. C’est la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme qui Ă©duque le prĂȘtre Ă  ce niveau et Ă  cette qualitĂ© de prĂ©sidence. Il ne s’agit pas, je le rĂ©pĂšte, d’une adhĂ©sion mentale, mĂȘme si tout notre esprit ainsi que toute notre sensibilitĂ© doivent y ĂȘtre engagĂ©s. Ainsi, le prĂȘtre se forme en prĂ©sidant les paroles et les gestes que la liturgie met sur ses lĂšvres et dans ses mains.

Il n’est pas assis sur un trĂŽne [18] car le Seigneur rĂšgne avec l’humilitĂ© de celui qui sert.

Il ne dĂ©tourne pas l’attention de la centralitĂ© de l’autel, symbole du Christ, car c’est de son cĂŽtĂ© transpercĂ© qu’il laissa couler l’eau et le sang, source des sacrements de l’Église et le centre de notre louange et de notre action de grĂące. [19]

En s’approchant de l’autel pour l’offrande, le prĂȘtre est Ă©duquĂ© Ă  l’humilitĂ© et Ă  la contrition par les paroles : « Le cƓur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grĂące devant toi, Seigneur notre Dieu ». [20]

Il ne peut pas compter sur lui-mĂȘme pour le ministĂšre qui lui est confiĂ©, car la Liturgie l’invite Ă  prier pour ĂȘtre purifiĂ© par le signe de l’eau, lorsqu’il dit : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, et purifie-moi de mon pĂ©chĂ© ». [21]

Les mots que la Liturgie place sur ses lĂšvres ont des contenus diffĂ©rents qui exigent des tonalitĂ©s spĂ©cifiques. L’importance de ces paroles exige du prĂȘtre un vĂ©ritable ars dicendi. Celles-ci donnent forme Ă  ses sentiments intĂ©rieurs, tantĂŽt dans la supplication du PĂšre au nom de l’assemblĂ©e, tantĂŽt dans l’exhortation adressĂ©e Ă  l’assemblĂ©e, tantĂŽt dans l’acclamation d’une seule voix avec toute l’assemblĂ©e.

Dans la priĂšre eucharistique – Ă  laquelle participent aussi tous les baptisĂ©s, en Ă©coutant avec rĂ©vĂ©rence et en silence, et en intervenant dans les acclamations [22] – celui qui prĂ©side a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant le PĂšre l’offrande de son Fils dans la derniĂšre CĂšne, afin que ce don immense soit rendu nouvellement prĂ©sent sur l’autel. À cette offrande, il participe par l’offrande de lui-mĂȘme. Le prĂȘtre ne peut pas raconter la CĂšne au PĂšre sans y participer lui-mĂȘme. Il ne peut pas dire : « Prenez, et mangez-en tous : ceci est mon Corps livrĂ© pour vous », et ne pas vivre le mĂȘme dĂ©sir d’offrir son propre corps, sa propre vie, pour le peuple qui lui est confiĂ©. C’est ce qui se passe dans l’exercice de son ministĂšre.

De tout cela et de beaucoup d’autres choses, le prĂȘtre est continuellement formĂ© par l’action cĂ©lĂ©brative.

 

* * *

 

61. Dans cette lettre, j’ai voulu simplement partager quelques rĂ©flexions qui n’épuisent certainement pas l’immense trĂ©sor de la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres. Je demande Ă  tous les Ă©vĂȘques, prĂȘtres et diacres, aux formateurs des sĂ©minaires, aux enseignants des facultĂ©s et des Ă©coles de thĂ©ologie, Ă  tous les catĂ©chistes d’aider le saint peuple de Dieu Ă  puiser dans ce qui est la premiĂšre source de la spiritualitĂ© chrĂ©tienne. Nous sommes appelĂ©s Ă  redĂ©couvrir sans cesse la richesse des principes gĂ©nĂ©raux exposĂ©s dans les premiers numĂ©ros de Sacrosanctum concilium, en saisissant le lien intime entre cette premiĂšre constitution du Concile et toutes les autres. C’est pourquoi nous ne pouvons pas revenir Ă  cette forme rituelle que les PĂšres du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former, approuvant, sous la conduite de l’Esprit Saint et suivant leur conscience de pasteurs, les principes d’oĂč est nĂ©e la rĂ©forme. Les saints Pontifes Paul VI et Jean Paul II, en approuvant les livres liturgiques rĂ©formĂ©s ex decreto Sacrosancti ƒcumenici Concilii Vaticani II, ont garanti la fidĂ©litĂ© de la rĂ©forme du Concile. C’est pour cette raison que j’ai Ă©crit Traditionis custodes, afin que l’Église puisse Ă©lever, dans la variĂ©tĂ© de tant de langues, une seule et mĂȘme priĂšre capable d’exprimer son unitĂ© [23]. Comme je l’ai dĂ©jĂ  Ă©crit, j’entends que cette unitĂ© soit rĂ©tablie dans toute l’Église de rite romain.

62. Je voudrais que cette lettre nous aide Ă  raviver notre Ă©merveillement pour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne, Ă  nous rappeler la nĂ©cessitĂ© d’une authentique formation liturgique, et Ă  reconnaĂźtre l’importance d’un art de cĂ©lĂ©brer qui soit au service de la vĂ©ritĂ© du MystĂšre Pascal et de la participation de tous les baptisĂ©s Ă  celui-ci, chacun selon sa vocation.

Toute cette richesse n’est pas loin de nous. Elle est dans nos Ă©glises, dans nos fĂȘtes chrĂ©tiennes, dans la centralitĂ© du Dimanche, Jour du Seigneur, dans la force des sacrements que nous cĂ©lĂ©brons. La vie chrĂ©tienne est un parcours continuel de croissance. Nous sommes appelĂ©s Ă  nous laisser former dans la joie et dans la communion.

63. C’est pourquoi, je dĂ©sire vous laisser une autre indication Ă  suivre sur notre chemin. Je vous invite Ă  redĂ©couvrir le sens de l’annĂ©e liturgique et du Jour du Seigneur: cela aussi est une consigne du Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, nn.102-111).

64. À la lumiĂšre de ce que nous avons rappelĂ© ci-dessus, nous comprenons que l’annĂ©e liturgique est l’occasion pour nous de grandir dans notre connaissance du mystĂšre du Christ, en plongeant nos vies dans le mystĂšre de sa PĂąque, dans l’attente de son retour dans la gloire. Il s’agit d’une vĂ©ritable formation permanente. Notre vie n’est pas une sĂ©rie d’évĂ©nements alĂ©atoires et chaotiques, qui se succĂšdent les uns aux autres. Il s’agit plutĂŽt d’un itinĂ©raire prĂ©cis qui, d’une cĂ©lĂ©bration annuelle de PĂąques Ă  une autre, nous rend conformes Ă  Lui, dans l’attente que se rĂ©alise cette bienheureuse espĂ©rance : l’avĂšnement de JĂ©sus Christ, notre Sauveur [24].

65. Au fur et Ă  mesure que s’écoule le temps rendu nouveau par sa PĂąque, l’Église cĂ©lĂšbre chaque huitiĂšme jour, dans le jour du Seigneur, l’évĂ©nement de notre salut. Le dimanche, avant d’ĂȘtre un prĂ©cepte, est un don que Dieu fait Ă  son peuple ; et pour cette raison l’Eglise le sauvegarde par un prĂ©cepte. La cĂ©lĂ©bration dominicale offre Ă  la communautĂ© chrĂ©tienne la possibilitĂ© d’ĂȘtre formĂ©e par l’Eucharistie. De dimanche en dimanche, la parole du Seigneur ressuscitĂ© illumine notre existence, en voulant atteindre en nous la fin pour laquelle elle a Ă©tĂ© envoyĂ©e. (Cf. Is 55,10-11) De dimanche en dimanche, la communion au Corps et au Sang du Christ veut faire de notre vie aussi un sacrifice agrĂ©able au PĂšre, dans la communion fraternelle du partage, de l’hospitalitĂ©, du service. De dimanche en dimanche, l’énergie du Pain rompu nous soutient dans l’annonce de l’Évangile dans lequel se manifeste l’authenticitĂ© de notre cĂ©lĂ©bration

Abandonnons nos polĂ©miques pour Ă©couter ensemble ce que l’Esprit dit Ă  l’Eglise. Sauvegardons notre communion. Continuons Ă  nous Ă©merveiller de la beautĂ© de la liturgie. La PĂąque nous a Ă©tĂ© donnĂ©e. Laissons-nous protĂ©ger par le dĂ©sir que le Seigneur continue d’avoir de manger sa PĂąque avec nous. Sous le regard de Marie, MĂšre de l’Eglise.

DonnĂ© Ă  Rome, prĂšs Saint Jean de Latran, le 29 juin, solennitĂ© des saints Pierre et Paul, apĂŽtres, en l’an 2022, la dixiĂšme annĂ©e de mon pontificat.

 

FRANÇOIS

 

 

 

L’humanitĂ© entiĂšre tremble,
l’univers entier tremble et le ciel se rĂ©jouit,
quand sur l’autel, dans la main du prĂȘtre
Le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent.
Ô hauteur admirable et valeur stupĂ©fiante !
Ô sublime humilitĂ© ! O humble sublimitĂ© !
que le Seigneur de l’univers, Dieu et Fils de Dieu
s’humilie au point de se cacher, pour notre salut,
sous un petit semblant de pain !
Voyez, mes frĂšres, l’humilitĂ© de Dieu,
et ouvrez vos cƓurs devant Lui ;
Humiliez vous aussi, afin d’ĂȘtre Ă©levĂ©s par Lui.
Ne retenez donc rien de vous-mĂȘmes,
afin que vous soyez reçus en tout et pour tout par Celui qui s’offre entiùrement à vous.

Saint François d’Assise
Lettre à tout l’Ordre
II,26-29

 


 

[1] Cfr. Leo Magnus, Sermo LXXIV: De ascensione Domini II,1: «quod […] Redemptoris nostri conspicuum fuit, in sacramenta transivit».

[2] PrÊfatio paschalis III, Missale Romanum (2008) p. 367: «Qui immolåtus iam non móritur, sed semper vivit occísus».

[3] Cfr. Missale Romanum (2008) p. 532.

[4] Cfr. Augustinus, Enarrationes in psalmos. Ps. 138,2; Oratio post septimam lectionem, Vigilia paschalis, Missale Romanum (2008) p. 359; Super oblata, Pro Ecclesia (B) , Missale Romanum (2008) p. 1076.

[5] Cfr. Augustinus, In Ioannis Evangelium tractatus XXVI,13.

[6] LitterĂŠ encyclicĂŠ Mediator Dei (20 Novembris 1947) in AAS 39 (1947) 532.

[7] AAS 56 (1964) 34.

[8] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 43 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.32.

[9] R. Guardini, Der Kultakt und die gegenwÀrtge Aufgabe der Liturgischen Bildung (1964) in Liturgie und liturgische Bildung(Mainz 1992) p. 14 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.91.

[10] De Ordinatione Episcopi, Presbyterorum et Diaconorum (1990) p. 95 ; « Agnosce quod ages, imitare quod tractabis, et vitam tuam mysterio dominicÊ crucis conforma ».

[11] Leo Magnus, Sermo XII: De Passione III, 7.

[12] IrenĂŠus Lugdunensis, Adversus hĂŠreses IV,20,7.

[13] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 36 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.26.

[14] Cantico delle Creature, Fonti Francescane, n. 263.

[15] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 99 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.75

[16] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn. 45; 51; 54-56; 66; 71; 78; 84; 88; 271.

[17] Voir l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013) nn. 135-144.

[18] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, n.310.

[19] Prex dedicationis in Ordo dedicationis ecclesiĂŠ et altaris (1977) p. 102.

[20] Missale Romanum (2008) p. 515: «In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus».

[21] Missale Romanum (2008) p. 515: «Lava me, Domine, ab iniquitate mea, et a peccato meo munda me».

[22] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn.78-79.

[23] Cf. Paulus VI, Constitutio apostolica Missale Romanum (3 Aprilis 1969) in AAS 61 (1969) 222.

[24] Missale Romanum (2008) p. 598 : « 
 exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Iesu Christi ».


Copyright © Dicastero per la Comunicazione – Libreria Editrice Vaticana

Publié le 30 juin 2022

DESIDERIO DESIDERAVI

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LETTRE APOSTOLIQUE

DESIDERIO DESIDERAVI

DU SAINT-PÈRE
FRANÇOIS

AUX ÉVÊQUES, PRÊTRES ET DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET AUX FIDÈLES LAÏCS

SUR LA FORMATION LITURGIQUE
DU PEUPLE DE DIEU

Desiderio desideravi
hoc Pascha manducare vobiscum,
antequam patiar.
(Lc 22,15)

 

1. Trùs chers frùres et sƓurs,

par cette lettre, je dĂ©sire vous rejoindre tous – aprĂšs avoir dĂ©jĂ  Ă©crit uniquement aux Ă©vĂȘques aprĂšs la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous Ă©cris pour partager avec vous quelques rĂ©flexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de l’Église. Le sujet est vaste et mĂ©rite d’ĂȘtre examinĂ© attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je n’ai pas l’intention de traiter la question de maniĂšre exhaustive. Je souhaite plutĂŽt offrir quelques pistes de rĂ©flexion qui puissent aider Ă  la contemplation de la beautĂ© et de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne.

La Liturgie : « l’aujourd’hui » de l’histoire du salut

2. « J’ai dĂ©sirĂ© d’un grand dĂ©sir manger cette PĂąque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de JĂ©sus par lesquelles s’ouvre le rĂ©cit de la DerniĂšre CĂšne sont la fissure par laquelle nous est donnĂ©e la surprenante possibilitĂ© de percevoir la profondeur de l’amour des Personnes de la Sainte TrinitĂ© pour nous.

3. Pierre et Jean avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s pour faire les prĂ©paratifs nĂ©cessaires pour manger la PĂąque, mais, Ă  y regarder de plus prĂšs, toute la crĂ©ation, toute l’histoire – qui allait finalement se rĂ©vĂ©ler comme l’histoire du salut – est une grande prĂ©paration Ă  ce repas. Pierre et les autres se tiennent Ă  cette table, inconscients et pourtant nĂ©cessaires : tout don, pour ĂȘtre tel, doit avoir quelqu’un disposĂ© Ă  le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre l’immensitĂ© du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. NĂ©anmoins, par la misĂ©ricorde du Seigneur, le don est confiĂ© aux apĂŽtres afin qu’il soit apportĂ© Ă  tout homme et Ă  toute femme.

4. Personne n’avait gagnĂ© sa place Ă  ce repas. Tout le monde a Ă©tĂ© invitĂ©. Ou plutĂŽt : tous ont Ă©tĂ© attirĂ©s par le dĂ©sir ardent que JĂ©sus avait de manger cette PĂąque avec eux : Il sait qu’il est l’Agneau de ce repas de PĂąque, il sait qu’il est la PĂąque. C’est la nouveautĂ© absolue de ce repas, la seule vraie nouveautĂ© de l’histoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la DerniĂšre CĂšne ». Cependant, son dĂ©sir infini de rĂ©tablir cette communion avec nous, qui Ă©tait et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) n’aura pas mangĂ© son Corps et bu son Sang : c’est pourquoi ce mĂȘme repas sera rendu prĂ©sent, jusqu’à son retour, dans la cĂ©lĂ©bration de l’Eucharistie.

5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invitĂ©s au repas des noces de l’Agneau (Ap 19, 9). Pour ĂȘtre admis au festin, il suffit de porter l’habit de noces de la foi, qui vient de l’écoute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : l’Église taille ce vĂȘtement sur mesure, avec la blancheur d’un tissu lavĂ© dans le Sang de l’Agneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce qu’un seul instant de repos, sachant que tous n’ont pas encore reçu l’invitation Ă  ce repas, ou que d’autres l’ont oubliĂ©e ou se sont perdus en chemin dans les mĂ©andres de la vie humaine. C’est ce dont je parlais lorsque je disais : « j’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclĂ©siale devienne un canal adĂ©quat pour l’évangĂ©lisation du monde actuel, plus que pour l’auto-prĂ©servation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent s’asseoir au repas du sacrifice de l’Agneau et vivre de Lui.

6. Avant notre rĂ©ponse Ă  son invitation — bien avant ! — il y a son dĂ©sir pour nous, Nous n’en sommes peut-ĂȘtre mĂȘme pas conscients, mais chaque fois que nous allons Ă  la Messe, la raison premiĂšre est que nous sommes attirĂ©s par son dĂ©sir pour nous. De notre cĂŽtĂ©, la rĂ©ponse possible — qui est aussi l’ascĂšse la plus exigeante — est, comme toujours, celle de nous abandonner Ă  son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute rĂ©ception de la communion au Corps et au Sang du Christ a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© voulue par Lui lors de la DerniĂšre CĂšne.

7. Le contenu du Pain rompu est la croix de JĂ©sus, son sacrifice d’obĂ©issance par amour pour le PĂšre. Si nous n’avions pas eu la derniĂšre CĂšne, c’est-Ă -dire si nous n’avions pas eu l’anticipation rituelle de sa mort, nous n’aurions jamais pu saisir comment l’exĂ©cution de sa condamnation Ă  mort a pu ĂȘtre l’acte d’un culte parfait, agrĂ©able au PĂšre, le seul vĂ©ritable acte de culte. Quelques heures seulement aprĂšs la CĂšne, les ApĂŽtres auraient pu voir dans la croix de JĂ©sus, s’ils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour JĂ©sus de dire : « corps offert », « sang versĂ© ». C’est de cela que nous faisons mĂ©moire dans chaque Eucharistie. Lorsque le RessuscitĂ© revient d’entre les morts pour rompre le pain pour les disciples d’EmmaĂŒs, et pour ses disciples qui Ă©taient retournĂ©s pĂȘcher des poissons et non des hommes sur la mer de GalilĂ©e, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guĂ©rit de l’aveuglement infligĂ© par l’horreur de la croix, et les rend capables de « voir » le RessuscitĂ©, de croire en la RĂ©surrection.

8. Si nous Ă©tions arrivĂ©es d’une maniĂšre ou d’une autre Ă  JĂ©rusalem aprĂšs la PentecĂŽte et que nous avions ressenti le dĂ©sir non seulement d’avoir des informations sur JĂ©sus de Nazareth, mais plutĂŽt le dĂ©sir de pouvoir encore le rencontrer, nous n’aurions eu d’autre possibilitĂ© que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous n’aurions pas d’autre possibilitĂ© de vraie rencontre avec Lui que celle de la communautĂ© qui cĂ©lĂšbre. C’est pourquoi l’Église a toujours protĂ©gĂ© comme son trĂ©sor le plus prĂ©cieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mĂ©moire de moi ».

9. DĂšs le dĂ©but, l’Église Ă©tait consciente qu’il ne s’agissait pas d’une reprĂ©sentation, aussi sacrĂ©e soit-elle, de la CĂšne du Seigneur. Cela n’aurait eu aucun sens, et personne n’aurait pu penser Ă  « mettre en scĂšne » — surtout devant les yeux de Marie, la MĂšre du Seigneur — ce moment le plus Ă©levĂ© de la vie du MaĂźtre. DĂšs le dĂ©but, l’Église avait compris, Ă©clairĂ©e par l’Esprit Saint, que ce qui Ă©tait visible en JĂ©sus, ce qui pouvait ĂȘtre vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractĂšre concret du Verbe incarnĂ©, tout de Lui Ă©tait passĂ© dans la cĂ©lĂ©bration des sacrements. [1]

 

La Liturgie : lieu de la rencontre avec le Christ

10. C’est lĂ  que rĂ©side toute la puissante beautĂ© de la liturgie. Si la RĂ©surrection Ă©tait pour nous un concept, une idĂ©e, une pensĂ©e ; si le RessuscitĂ© Ă©tait pour nous le souvenir du souvenir d’autres personnes, mĂȘme si elles faisaient autoritĂ©, comme par exemple les ApĂŽtres ; s’il ne nous Ă©tait pas donnĂ© aussi la possibilitĂ© d’une vraie rencontre avec Lui, ce serait comme dĂ©clarer Ă©puisĂ©e la nouveautĂ© du Verbe fait chair. Au contraire, l’Incarnation, en plus d’ĂȘtre le seul Ă©vĂ©nement toujours nouveau l’histoire connaisse, est aussi la mĂ©thode mĂȘme que la Sainte TrinitĂ© a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrĂ©tienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas.

11. La liturgie nous garantit la possibilitĂ© d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la DerniĂšre CĂšne ne nous servirait Ă  rien. Nous avons besoin d’ĂȘtre prĂ©sents Ă  ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans l’Eucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur JĂ©sus et d’ĂȘtre atteints par la puissance de son MystĂšre Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de JĂ©sus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient Ă  travers la cĂ©lĂ©bration des sacrements. Je suis NicodĂšme et la Samaritaine au puits, l’homme possĂ©dĂ© par des dĂ©mons Ă  CapharnaĂŒm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pĂ©cheresse pardonnĂ©e et la femme affligĂ©e d’hĂ©morragies, la fille de JaĂŻre et l’aveugle de JĂ©richo, ZachĂ©e et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnĂ©s. Le Seigneur JĂ©sus qui, immolĂ© sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue Ă  nous pardonner, Ă  nous guĂ©rir, Ă  nous sauver avec la puissance des Sacrements. C’est la maniĂšre concrĂšte, par le biais de l’incarnation, dont il nous aime. C’est la maniĂšre dont il assouvit sa propre soif de nous qu’il avait dĂ©clarĂ©e sur la croix (Jn 19,28).

12. Notre premiĂšre rencontre avec sa PĂąque est l’évĂ©nement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptĂȘme. Il ne s’agit pas d’une adhĂ©sion mentale Ă  sa pensĂ©e ou l’acceptation d’un code de conduite imposĂ© par Lui. Il s’agit plutĂŽt d’ĂȘtre plongĂ© dans sa passion, sa mort, sa rĂ©surrection et son ascension. Il ne s’agit pas d’un geste magique. La magie est Ă  l’opposĂ© de la logique des sacrements car elle prĂ©tend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuitĂ© avec l’Incarnation, il nous est donnĂ©, en vertu de la prĂ©sence et de l’action de l’Esprit, la possibilitĂ© de mourir et de ressusciter dans le Christ.

13. Comme c’est Ă©mouvant, la maniĂšre dont cela se passe ! La priĂšre pour la bĂ©nĂ©diction de l’eau baptismale [3] nous rĂ©vĂšle que Dieu a créé l’eau prĂ©cisĂ©ment en pensant au BaptĂȘme. Cela signifie que lorsque Dieu a créé l’eau, il pensait au BaptĂȘme de chacun d’entre nous, et cette pensĂ©e l’a accompagnĂ© tout au long de son action dans l’histoire du salut, chaque fois que, avec un dessein prĂ©cis, il a voulu se servir de l’eau. C’est comme si, aprĂšs l’avoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire l’eau du baptĂȘme. C’est ainsi qu’il a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin qu’elle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il s’en est servi pour rĂ©gĂ©nĂ©rer l’humanitĂ© lors du DĂ©luge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il l’a dominĂ©e en la sĂ©parant pour ouvrir un chemin de libĂ©ration dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il l’a consacrĂ©e dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprĂ©gnĂ©e de l’Esprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il l’a mĂ©langĂ©e au sang de son Fils, don de l’Esprit insĂ©parablement uni au don de la vie et de la mort de l’Agneau immolĂ© pour nous, et de son cĂŽtĂ© transpercĂ© il l’a rĂ©pandu sur nous (Jn 19,34). C’est dans cette eau que nous avons Ă©tĂ© immergĂ©s afin que, par sa puissance, nous puissions ĂȘtre greffĂ©s dans le Corps du Christ et qu’avec Lui, nous ressuscitions Ă  la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).

L’Église : sacrement du Corps du Christ

14. Comme nous l’a rappelĂ© le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant l’Écriture, les PĂšres et la Liturgie – les piliers de la Tradition authentique – c’est du cĂŽtĂ© du Christ endormi sur la croix qu’est nĂ© l’admirable sacrement de toute l’Église [4]. Le parallĂšle entre le premier et le nouvel Adam est Ă©tonnant : de mĂȘme que du cĂŽtĂ© du premier Adam, aprĂšs l’avoir plongĂ© dans un profond sommeil, Dieu a tirĂ© Eve, de mĂȘme du cĂŽtĂ© du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naĂźt la nouvelle Eve, l’Eglise. L’étonnement pour nous rĂ©side dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam s’est appropriĂ© en regardant l’Église : « Cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et ĂȘtre descendus dans les eaux du baptĂȘme, nous sommes devenus l’os de ses os et la chair de sa chair.

15. Sans cette incorporation, il n’y a aucune possibilitĂ© de vivre la plĂ©nitude du culte rendu Ă  Dieu. En effet, il n’y a qu’un seul acte de culte parfait et agrĂ©able au PĂšre, Ă  savoir l’obĂ©issance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer Ă  son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». C’est le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Église, le Corps mystique du Christ.

Le sens théologique de la Liturgie

16. Nous devons au Concile – et au mouvement liturgique qui l’a prĂ©cĂ©dĂ© – la redĂ©couverte d’une comprĂ©hension thĂ©ologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de l’Eglise. De mĂȘme que les principes gĂ©nĂ©raux Ă©noncĂ©s dans Sacrosanctum Concilium ont Ă©tĂ© fondamentaux pour la rĂ©forme de la liturgie, ils continuent Ă  l’ĂȘtre pour la promotion de cette cĂ©lĂ©bration pleine, consciente, active et fĂ©conde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie Ă©tant la « source premiĂšre et indispensable Ă  laquelle les fidĂšles peuvent puiser l’authentique esprit chrĂ©tien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute l’Église Ă  redĂ©couvrir, Ă  sauvegarder et Ă  vivre la vĂ©ritĂ© et la force de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je voudrais que la beautĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne et ses consĂ©quences nĂ©cessaires dans la vie de l’Église ne soient pas dĂ©figurĂ©es par une comprĂ©hension superficielle et rĂ©ductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service d’une vision idĂ©ologique, quelle qu’elle soit. La priĂšre sacerdotale de JĂ©sus Ă  la derniĂšre CĂšne pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piĂ©tĂ©, signe d’unitĂ©, lien de charitĂ©. [5]

La Liturgie : un antidote contre le venin de la mondanité spirituelle

17. J’ai mis en garde Ă  plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de l’Église, la « mondanitĂ© spirituelle » : j’en ai longuement parlĂ© dans l’Exhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le nĂ©o-pĂ©lagianisme comme les deux modes reliĂ©s entre eux qui alimentent cette mondanitĂ© spirituelle.

Le premier rĂ©duit la foi chrĂ©tienne Ă  un subjectivisme qui enferme l’individu « dans l’immanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).

Le second annule la valeur de la grĂące pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu Ă  « un Ă©litisme narcissique et autoritaire oĂč, au lieu d’évangĂ©liser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter l’accĂšs Ă  la grĂące, on consomme de l’énergie Ă  contrĂŽler »(Evangelii gaudium, n. 94).

Ces formes dĂ©formĂ©es de christianisme peuvent avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la vie de l’Église.

18. Il est Ă©vident, d’aprĂšs ce que j’ai rappelĂ© ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature mĂȘme, l’antidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle Ă©videmment de la Liturgie dans son sens thĂ©ologique et certainement pas – Pie XII l’a dĂ©jĂ  dit – comme un cĂ©rĂ©monial dĂ©coratif ou une simple somme de lois et de prĂ©ceptes rĂ©glant le culte [6].

19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous libĂšre de la prison d’une autorĂ©fĂ©rentialitĂ© nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, L’action cĂ©lĂ©brative n’appartient pas Ă  l’individu mais au Christ-Eglise, Ă  la totalitĂ© des fidĂšles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de l’étendue de ce « nous » est toujours dĂ©moniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls Ă  la recherche d’une connaissance individuelle prĂ©sumĂ©e du mystĂšre de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblĂ©e, pour nous conduire dans le mystĂšre que la Parole et les signes sacramentels nous rĂ©vĂšlent. Et elle le fait en cohĂ©rence avec l’action de Dieu, en suivant le chemin de l’incarnation, Ă  travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, l’espace et le temps.

20. Si le nĂ©o-pĂ©lagianisme nous enivre de la prĂ©somption d’un salut gagnĂ© par nos propres efforts, la cĂ©lĂ©bration liturgique nous purifie en proclamant la gratuitĂ© du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique n’est pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frĂšres et sƓurs. Le dĂ©but de chaque cĂ©lĂ©bration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon pĂ©chĂ© et en m’invitant Ă  supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frĂšres et sƓurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes d’entrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour ĂȘtre sauvĂ©s (cf. Mt 8,8). Nous n’avons pas d’autre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur JĂ©sus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie n’a rien Ă  voir avec un moralisme ascĂ©tique : c’est le don de la PĂąque du Seigneur qui, accueilli avec docilitĂ©, rend notre vie nouvelle. On n’entre dans le cĂ©nacle que par la force d’attraction de son dĂ©sir de manger la PĂąque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).

Redécouvrir à chaque jour
la beauté de la vérité de la célébration chrétienne

21. Mais nous devons faire attention : pour que l’antidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandĂ© de redĂ©couvrir chaque jour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne. Je me rĂ©fĂšre encore une fois au sens thĂ©ologique, comme l’a admirablement dĂ©crit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ rĂ©vĂ©lĂ© et donnĂ© dans son MystĂšre Pascal, rendu prĂ©sent et actif aujourd’hui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que l’Esprit, en nous plongeant dans le mystĂšre pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.

22. La redĂ©couverte continuelle de la beautĂ© de la liturgie n’est pas la poursuite d’un esthĂ©tisme rituel qui ne prend plaisir qu’à soigner la formalitĂ© extĂ©rieure d’un rite ou se satisfait d’une scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement Ă  approuver l’attitude opposĂ©e qui confond la simplicitĂ© avec une banalitĂ© dĂ©braillĂ©e, l’essentialitĂ© avec une superficialitĂ© ignorante, ou le caractĂšre concret de l’action rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspĂ©rant.

23. Soyons clairs : tous les aspects de la cĂ©lĂ©bration doivent ĂȘtre soignĂ©s (espace, temps, gestes, paroles, objets, vĂȘtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent ĂȘtre respectĂ©es : une telle attention suffirait Ă  ne pas priver l’assemblĂ©e de ce qui lui est dĂ», c’est-Ă -dire le mystĂšre pascal cĂ©lĂ©brĂ© selon le rituel Ă©tabli par l’Église. Mais mĂȘme si la qualitĂ© et le bon dĂ©roulement de la cĂ©lĂ©bration Ă©taient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entiĂšre.

L’émerveillement devant le mystĂšre pascal :
Ă©lĂ©ment essentiel de l’acte liturgique

24. Si notre Ă©merveillement pour le mystĂšre pascal rendu prĂ©sent dans le caractĂšre concret des signes sacramentels venait Ă  manquer, nous risquerions vraiment d’ĂȘtre impermĂ©ables Ă  l’ocĂ©an de grĂące qui inonde chaque cĂ©lĂ©bration. Les efforts, certes louables, pour amĂ©liorer la qualitĂ© de la cĂ©lĂ©bration ne suffisent pas, pas plus que l’appel Ă  une plus grande intĂ©rioritĂ© : mĂȘme cette derniĂšre court le risque d’ĂȘtre rĂ©duite Ă  une subjectivitĂ© vide si elle n’accueille pas la rĂ©vĂ©lation du mystĂšre chrĂ©tien. La rencontre avec Dieu n’est pas le fruit d’une recherche intĂ©rieure individuelle, mais un Ă©vĂ©nement donnĂ© : nous pouvons rencontrer Dieu Ă  travers le fait nouveau de l’Incarnation qui, dans la derniĂšre CĂšne, va jusqu’à dĂ©sirer ĂȘtre mangĂ© par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse Ă©chapper Ă  la fascination de la beautĂ© de ce don ?

25. Quand je parle d’émerveillement devant le MystĂšre pascal, je n’entends nullement ce que me semble parfois exprimer l’expression vague de « sens du mystĂšre ». C’est parfois l’une des principales accusations prĂ©sumĂ©es contre la rĂ©forme liturgique. On dit que le sens du mystĂšre a Ă©tĂ© supprimĂ© de la cĂ©lĂ©bration. L’émerveillement dont je parle n’est pas une sorte de dĂ©sarroi devant une rĂ©alitĂ© obscure ou un rite Ă©nigmatique, mais c’est, au contraire, l’émerveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© dans la PĂąque de JĂ©sus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacitĂ© continue Ă  nous atteindre dans la cĂ©lĂ©bration des « mystĂšres », c’est-Ă -dire des sacrements. Il n’en reste pas moins vrai que la plĂ©nitude de la rĂ©vĂ©lation a, par rapport Ă  notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement Ă  la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si l’émerveillement est vrai, il n’y a aucun risque que nous ne percevions pas, mĂȘme dans la proximitĂ© voulue par l’Incarnation, l’altĂ©ritĂ© de la prĂ©sence de Dieu. Si la rĂ©forme avait Ă©liminĂ© ce vague « sens du mystĂšre », ce serait une note de mĂ©rite plutĂŽt qu’un acte d’accusation. La beautĂ©, tout comme la vĂ©ritĂ©, suscite toujours l’admiration et lorsqu’elle est rapportĂ©e au mystĂšre de Dieu, elle conduit Ă  l’adoration.

26. L’émerveillement est une partie essentielle de l’acte liturgique car c’est l’attitude de ceux qui se savent confrontĂ©s Ă  la particularitĂ© des gestes symboliques ; c’est l’émerveillement de celui qui fait l’expĂ©rience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas Ă  se rĂ©fĂ©rer Ă  un concept abstrait mais Ă  contenir et Ă  exprimer dans sa concrĂ©tude mĂȘme ce qu’il signifie.

La nĂ©cessitĂ© d’une formation liturgique sĂ©rieuse et vitale

27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacitĂ© de vivre pleinement l’action liturgique ? Tel Ă©tait l’objectif de la rĂ©forme du Concile. Le dĂ©fi est trĂšs exigeant car l’homme moderne – pas dans toutes les cultures au mĂȘme degrĂ© – a perdu la capacitĂ© de s’engager dans l’action symbolique qui est une caractĂ©ristique essentielle de l’acte liturgique.

28. La post-modernitĂ© – dans laquelle l’homme se sent encore plus perdu, sans rĂ©fĂ©rences d’aucune sorte, privĂ© de valeurs parce qu’elles sont devenues indiffĂ©rentes, orphelin de tout, dans une fragmentation oĂč un horizon de sens semble impossible – est encore chargĂ©e du lourd hĂ©ritage que nous a laissĂ© l’époque prĂ©cĂ©dente, fait d’individualisme et de subjectivisme (qui rappellent Ă  nouveau le pĂ©lagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-mĂȘme, car la personne humaine est un esprit incarnĂ© et donc, en tant que tel, capable d’action et de comprĂ©hension symboliques.

29. C’est avec cette rĂ©alitĂ© du monde moderne que l’Église, rĂ©unie en Concile, a voulu se confronter, en rĂ©affirmant sa conscience d’ĂȘtre le sacrement du Christ, la lumiĂšre des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement Ă  l’écoute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espĂ©rances (Gaudium et spes) des hommes d’aujourd’hui. Les grandes Constitutions conciliaires sont insĂ©parables, et ce n’est pas un hasard si cet immense effort de rĂ©flexion du Conseil ƓcumĂ©nique – qui est la plus haute expression de la synodalitĂ© dans l’Église et dont je suis appelĂ©, avec vous tous, Ă  ĂȘtre le gardien de la richesse – a commencĂ© par une rĂ©flexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).

30. En clĂŽturant la deuxiĂšme session du Concile (le 4 dĂ©cembre 1963), saint Paul VI s’est exprimĂ© ainsi :

« Cette discussion passionnĂ©e et complexe n’a d’ailleurs pas Ă©tĂ© sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a Ă©tĂ© abordĂ© en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans l’Église, tant par sa nature que par sa dignitĂ© – Nous voulons parler de la sainte Liturgie – a trouvĂ© une heureuse conclusion et il est aujourd’hui promulguĂ© par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie vĂ©ritable, car dans la maniĂšre dont les choses se sont passĂ©es, Nous constatons le respect d’une juste Ă©chelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la premiĂšre place ; la priĂšre envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la premiĂšre source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la premiĂšre Ă©cole de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrĂ©tien uni Ă  nous par la foi et la ferveur de ses priĂšres. C’est aussi une premiĂšre invitation au genre humain, afin que tous puissent dĂ©sormais Ă©lever leur voix muette dans une priĂšre bĂ©nie et authentique et faire ainsi l’expĂ©rience de cette force indescriptible et rĂ©gĂ©nĂ©ratrice qui se trouve lorsqu’ils se joignent Ă  nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cƓur humain par JĂ©sus-Christ et dans l’Esprit Saint ». [7]

31. Dans cette lettre, je ne peux pas m’attarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse Ă  votre mĂ©ditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend l’action de l’Église et, en mĂȘme temps, la source d’oĂč dĂ©coule toute son Ă©nergie » (Sacrosanctum Concilium, n.10), alors on comprend bien l’enjeu de la question liturgique. Il serait banal de lire les tensions, malheureusement prĂ©sentes autour de la cĂ©lĂ©bration, comme une simple divergence entre diffĂ©rentes sensibilitĂ©s envers une forme rituelle. La problĂ©matique est avant tout ecclĂ©siologique. Je ne vois pas comment on peut dire que l’on reconnaĂźt la validitĂ© du Concile – bien que je m’étonne qu’un catholique puisse prĂ©tendre ne pas le faire – et ne pas accepter la rĂ©forme liturgique nĂ©e de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la rĂ©alitĂ© de la liturgie en lien intime avec la vision de l’Église admirablement dĂ©crite par Lumen Gentium. Pour cette raison – comme je l’ai expliquĂ© dans la lettre envoyĂ©e Ă  tous les Ă©vĂȘques – j’ai estimĂ© qu’il Ă©tait de mon devoir d’affirmer que « les livres liturgiques promulguĂ©s par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformĂ©ment aux dĂ©crets du Concile Vatican II, sont l’unique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).

La non-acceptation de la rĂ©forme, ainsi qu’une comprĂ©hension superficielle de celle-ci, nous dĂ©tournent de la tĂąche de trouver les rĂ©ponses Ă  la question que je reviens Ă  rĂ©pĂ©ter : comment pouvons-nous grandir dans la capacitĂ© de vivre pleinement l’action liturgique? Comment continuer Ă  nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la cĂ©lĂ©bration sous nos yeux? Nous avons besoin d’une formation liturgique sĂ©rieuse et vitale.

32. Revenons encore une fois au CĂ©nacle de JĂ©rusalem. Au matin de la PentecĂŽte naĂźt l’Église, cellule initiale de l’humanitĂ© nouvelle. Seule la communautĂ© des hommes et des femmes – rĂ©conciliĂ©s parce que pardonnĂ©s, vivants parce qu’Il est vivant, vrais parce qu’habitĂ©s par l’Esprit de vĂ©ritĂ© – peut ouvrir l’espace Ă©troit de l’individualisme spirituel.

33. C’est la communautĂ© de la PentecĂŽte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscitĂ© des morts, prĂ©sent par sa parole, par ses gestes, par l’offrande de son Corps et de son Sang. DĂšs lors, la cĂ©lĂ©bration devient le lieu privilĂ©giĂ© – mais pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que c’est seulement par cette rencontre que l’homme devient pleinement homme. Seule l’Église de la PentecĂŽte peut concevoir l’ĂȘtre humain comme une personne, ouverte Ă  une relation pleine et entiĂšre avec Dieu, avec la crĂ©ation et avec ses frĂšres et sƓurs.

34. C’est ici que se pose la question dĂ©cisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la premiĂšre tĂąche pratique Ă  accomplir: portĂ©s par cette transformation intĂ©rieure de notre Ă©poque, nous devons rĂ©apprendre Ă  vivre comme hommes en un rapport religieux » [8]. C’est ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons ĂȘtre formĂ©s. Guardini lui-mĂȘme n’hĂ©site pas Ă  affirmer que sans formation liturgique, « les rĂ©formes des rites et des textes ne seront d’aucune aide » [9]. Je n’ai pas l’intention de traiter maintenant de maniĂšre exhaustive le thĂšme trĂšs riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de rĂ©flexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La premiĂšre est fonctionnelle par rapport Ă  la seconde qui est essentielle.

35. Il est nĂ©cessaire de trouver les canaux d’une formation Ă  l’étude de la Liturgie. Depuis le dĂ©but du mouvement liturgique, beaucoup a Ă©tĂ© fait Ă  cet Ă©gard, avec de prĂ©cieuses contributions de la part de chercheurs et d’institutions acadĂ©miques. NĂ©anmoins, il est important aujourd’hui de diffuser cette connaissance au-delĂ  du milieu universitaire, de maniĂšre accessible, afin que chaque fidĂšle puisse grandir dans la connaissance du sens thĂ©ologique de la Liturgie. C’est la question dĂ©cisive, qui fonde tout type de comprĂ©hension et toute pratique liturgique. Elle fonde Ă©galement la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme, en aidant tous et chacun Ă  acquĂ©rir la capacitĂ© de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.

36. Je pense au rythme rĂ©gulier de nos assemblĂ©es qui se rĂ©unissent pour cĂ©lĂ©brer l’Eucharistie le jour du Seigneur, dimanche aprĂšs dimanche, PĂąques aprĂšs PĂąques, Ă  des moments particuliers de la vie des personnes et des communautĂ©s, Ă  tous les Ăąges de la vie. Les ministres ordonnĂ©s accomplissent une action pastorale de premiĂšre importance lorsqu’ils prennent les fidĂšles baptisĂ©s par la main pour les conduire dans l’expĂ©rience rĂ©pĂ©tĂ©e de la PĂąque. Rappelons-nous toujours que c’est l’Église, le Corps du Christ, qui est le sujet cĂ©lĂ©brant et non pas seulement le prĂȘtre. La connaissance qui dĂ©coule de l’étude n’est que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ©. Il est Ă©vident que pour pouvoir conduire leurs frĂšres et sƓurs, les ministres qui prĂ©sident l’assemblĂ©e doivent connaĂźtre le chemin tant en l’ayant Ă©tudiĂ© sur l’itinĂ©raire de leurs Ă©tudes thĂ©ologiques mais aussi pour avoir frĂ©quentĂ© la liturgie dans la pratique effective d’une expĂ©rience de foi vivante, nourrie par la priĂšre – et certainement pas seulement comme une obligation Ă  remplir. Le jour de son ordination, chaque prĂȘtre entend l’évĂȘque lui dire: « RĂ©alise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas cĂ©lĂ©brer, conforme ta vie au mystĂšre de la croix du Christ Seigneur ». [10]

37. Le plan d’études de la Liturgie dans les sĂ©minaires doit Ă©galement tenir compte de l’extraordinaire capacitĂ© qu’a en elle-mĂȘme la cĂ©lĂ©bration actuelle d’offrir une vision organique et unifiĂ©e de tout le savoir thĂ©ologique. Chaque discipline de la thĂ©ologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se rĂ©vĂšle et se rĂ©alise l’unitĂ© de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation thĂ©ologique dans les sĂ©minaires aurait certainement aussi des effets positifs dans l’action pastorale Il n’y a pas d’aspect de la vie ecclĂ©siale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le rĂ©sultat de programmes Ă©laborĂ©s, une pratique pastorale globale, organique et intĂ©grĂ©e est la consĂ©quence du fait de placer l’Eucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communautĂ©. La comprĂ©hension thĂ©ologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout Ă©tait rĂ©duit Ă  l’aspect cultuel. Une cĂ©lĂ©bration qui n’évangĂ©lise pas n’est pas authentique, de mĂȘme qu’une annonce qui ne conduit pas Ă  une rencontre avec le Seigneur ressuscitĂ© dans la cĂ©lĂ©bration n’est pas authentique Et puis l’une et l’autre, sans le tĂ©moignage de la charitĂ©, ne sont qu’un cuivre qui rĂ©sonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).

38. Pour les ministres comme pour tous les baptisĂ©s, la formation liturgique dans son sens premier n’est pas quelque chose qui peut ĂȘtre acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystĂšre cĂ©lĂ©brĂ© dĂ©passe notre capacitĂ© de le connaĂźtre, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec l’humilitĂ© des petits, l’attitude qui ouvre Ă  l’émerveillement.

39. Une derniĂšre observation sur les sĂ©minaires : en plus d’un programme d’études, ils doivent aussi offrir la possibilitĂ© de vivre une cĂ©lĂ©bration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une vĂ©ritable communion avec Dieu, cette mĂȘme communion vers laquelle doit tendre la connaissance thĂ©ologique. Seule l’action de l’Esprit peut parfaire notre connaissance du mystĂšre de Dieu, qui n’est pas une question de comprĂ©hension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expĂ©rience est fondamentale pour que les sĂ©minaristes, une fois devenus ministres ordonnĂ©s, puissent accompagner les communautĂ©s sur le mĂȘme chemin de connaissance du mystĂšre de Dieu, qui est le mystĂšre de l’amour.

40. Cette derniĂšre considĂ©ration nous amĂšne Ă  rĂ©flĂ©chir sur le deuxiĂšme sens que nous pouvons comprendre dans l’expression « formation liturgique ». Je me rĂ©fĂšre au fait que nous sommes formĂ©s, chacun selon sa vocation, Ă  partir de la participation Ă  la cĂ©lĂ©bration liturgique. MĂȘme la connaissance qui vient des Ă©tudes, dont je parlais tout Ă  l’heure, pour qu’elle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir Ă  rĂ©aliser l’action formatrice de la Liturgie elle-mĂȘme en chaque croyant dans le Christ.

41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaĂźt clairement que la connaissance du mystĂšre du Christ, question dĂ©cisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation mentale d’une idĂ©e quelconque, mais en un engagement existentiel rĂ©el avec sa personne. En ce sens, la liturgie n’a pas pour objet la « connaissance », et sa portĂ©e n’est pas essentiellement pĂ©dagogique, mĂȘme si elle a une grande valeur pĂ©dagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutĂŽt une louange, une action de grĂące pour la PĂąque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La cĂ©lĂ©bration concerne la rĂ©alitĂ© de notre docilitĂ© Ă  l’action de l’Esprit qui opĂšre par elle jusqu’à ce que le Christ soit formĂ© en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le rĂ©pĂšte : il ne s’agit pas d’un processus mental abstrait, mais de devenir Lui. C’est dans ce but qu’est donnĂ© l’Esprit, dont l’action est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisĂ©s appelĂ©s Ă  devenir toujours plus ce qui a Ă©tĂ© reçu comme don au BaptĂȘme, Ă  savoir ĂȘtre membre du Corps du Christ. LĂ©on le Grand Ă©crit: « Notre participation au Corps et au Sang du Christ n’a d’autre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons ». [11]

42. Cet engagement existentiel se produit – en continuitĂ© et en cohĂ©rence avec la mĂ©thode de l’Incarnation – de maniĂšre sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont l’exact opposĂ© des abstractions spirituelles : le pain, le vin, l’huile, l’eau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, l’espace, le mouvement, l’action, l’ordre, le temps, la lumiĂšre. Toute la crĂ©ation est une manifestation de l’amour de Dieu, et Ă  partir du moment oĂč ce mĂȘme amour s’est manifestĂ© dans sa plĂ©nitude dans la croix de JĂ©sus, toute la crĂ©ation a Ă©tĂ© attirĂ©e vers lui. C’est toute la crĂ©ation qui est assumĂ©e pour ĂȘtre mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarnĂ©, crucifiĂ©, mort, ressuscitĂ©, montĂ© vers le PĂšre. C’est ce que chantent la priĂšre sur l’eau des fonts baptismaux, mais aussi la priĂšre sur l’huile du saint chrĂȘme et les paroles pour la prĂ©sentation du pain et du vin – tous fruits de la terre et du travail de l’homme.

43. La liturgie rend gloire Ă  Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose Ă  la beautĂ© de la lumiĂšre inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non plus ajouter Ă  la perfection du chant angĂ©lique qui rĂ©sonne Ă©ternellement dans les demeures cĂ©lestes. La Liturgie rend gloire Ă  Dieu parce qu’elle nous permet – ici, sur la terre – de voir Dieu dans la cĂ©lĂ©bration des mystĂšres et, en le voyant, de reprendre vie par sa PĂąque. Nous, qui Ă©tions morts par nos pĂ©chĂ©s et qui avons Ă©tĂ© rendus Ă  la vie avec le Christ – nous sommes la gloire de Dieu. C’est par la grĂące que nous avons Ă©tĂ© sauvĂ©s (cf. Ep 2, 5) IrĂ©nĂ©e, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est l’homme vivant, et la vie de l’homme consiste dans la vision de Dieu : si dĂ©jĂ  la rĂ©vĂ©lation de Dieu par la crĂ©ation donne la vie Ă  tous les ĂȘtres vivant sur terre, combien plus la manifestation du PĂšre par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu! ». [12]

44. Guardini Ă©crit : « C’est ainsi que s’ébauche la premiĂšre tĂąche du travail de formation liturgique: l’homme doit retrouver sa puissance symbolique ». [13] C’est une responsabilitĂ© pour tous, pour les ministres ordonnĂ©s comme pour les fidĂšles. La tĂąche n’est pas facile car l’homme moderne est devenu analphabĂšte, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne Ă  peine l’existence. Cela se produit Ă©galement avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce qu’il est une union intime de l’ñme et du corps ; il est la visibilitĂ© de l’ñme spirituelle dans l’ordre corporel ; et en cela consiste l’unicitĂ© humaine, la spĂ©cificitĂ© de la personne irrĂ©ductible Ă  toute autre forme d’ĂȘtre vivant. Notre ouverture au transcendant, Ă  Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaĂźtre nous conduit inĂ©vitablement non seulement Ă  une mĂ©connaissance de Dieu mais aussi Ă  une mĂ©connaissance de nous-mĂȘmes. Il suffit de regarder la maniĂšre paradoxale dont le corps est traitĂ©, Ă  un moment soignĂ© de maniĂšre presque obsessionnelle, inspirĂ© par le mythe de l’éternelle jeunesse, et Ă  un autre moment rĂ©duisant le corps Ă  une matĂ©rialitĂ© Ă  laquelle on refuse toute dignitĂ©. Le fait est que l’on ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-mĂȘme. Tout symbole est Ă  la fois puissant et fragile. S’il n’est pas respectĂ©, s’il n’est pas traitĂ© pour ce qu’il est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.

Nous n’avons plus le regard de saint François qui regardait le soleil – qu’il appelait frĂšre parce qu’il le sentait ainsi – le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, Ă©merveillĂ©, chantait : de te Altissimu, porta significatione. [14] Le fait d’avoir perdu la capacitĂ© de saisir la valeur symbolique du corps et de toute crĂ©ature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible Ă  la mentalitĂ© moderne. Et pourtant, il ne peut ĂȘtre question de renoncer Ă  ce langage. On ne peut y renoncer parce que c’est ainsi que la Sainte TrinitĂ© a choisi de nous atteindre Ă  travers la chair du Verbe. Il s’agit plutĂŽt de retrouver la capacitĂ© d’utiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgrĂ© les mĂ©faits du matĂ©rialisme et du spiritualisme – tous deux nĂ©gateurs de l’unitĂ© de l’ñme et du corps – elle est toujours prĂȘte Ă  resurgir, comme toute vĂ©ritĂ©.

45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous Ă  nouveau savoir les lire et ĂȘtre capables de les vivre ? Nous savons bien que la cĂ©lĂ©bration des sacrements, par la grĂące de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une maniĂšre adĂ©quate de se situer par rapport au langage de la cĂ©lĂ©bration. Une « lecture » symbolique n’est pas une connaissance mentale, ni l’acquisition de concepts, mais plutĂŽt une expĂ©rience vitale.

46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la crĂ©ation. Je veux dire que les choses – les sacrements « sont faits » de choses – viennent de Dieu. C’est vers Lui qu’elles sont orientĂ©es, et c’est par Lui qu’elles ont Ă©tĂ© assumĂ©es, et assumĂ©es de maniĂšre particuliĂšre dans l’Incarnation, afin de devenir des instruments de salut, des vĂ©hicules de l’Esprit, des canaux de la grĂące. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matĂ©rialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de l’action sacramentelle qui rĂ©alise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur prĂ©sence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. DĂšs le dĂ©but, les choses créées contiennent le germe de la grĂące sanctifiante des sacrements.

47. Toujours en pensant Ă  la maniĂšre dont la Liturgie nous forme, une autre question dĂ©cisive est l’éducation nĂ©cessaire pour pouvoir acquĂ©rir l’attitude intĂ©rieure qui nous permettra d’utiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de l’exprimer d’une maniĂšre simple. Je pense aux parents, ou plus peut-ĂȘtre, aux grands-parents, mais aussi Ă  nos pasteurs et catĂ©chistes. Beaucoup d’entre nous ont appris d’eux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, l’agenouillement, les formules de notre foi. Peut-ĂȘtre n’avons-nous pas de souvenir rĂ©el de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste d’une grande main qui prend la petite main d’un enfant et l’accompagne lentement en traçant pour la premiĂšre fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient s’approprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du PĂšre… et du Fils… et du Saint-Esprit
 Amen. » Et puis la main de l’enfant est laissĂ©e seule, et on la regarde rĂ©pĂ©ter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consignĂ©, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul l’Esprit sait lui donner. DĂšs lors, ce geste, sa force symbolique, est Ă  nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formĂ©s par lui. Il n’est pas nĂ©cessaire de faire beaucoup de discours ici. Il n’est pas nĂ©cessaire d’avoir tout compris dans ce geste. Ce qu’il faut, c’est ĂȘtre petit, Ă  la fois dans l’envoi et dans la rĂ©ception. Le reste est l’Ɠuvre de l’Esprit. C’est ainsi que nous sommes initiĂ©s au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dĂ©pouiller d’une telle richesse. En grandissant, nous aurons d’autres moyens de comprendre, mais toujours Ă  condition de rester petits.

Ars celebrandi

48. L’ars celebrandi, l’art de cĂ©lĂ©brer, est certainement l’une des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croĂźtre dans une comprĂ©hension vitale de ceux-ci. Cette expression est Ă©galement sujette Ă  diffĂ©rentes interprĂ©tations. Son sens devient clair si elle est comprise en rĂ©fĂ©rence au sens thĂ©ologique de la Liturgie dĂ©crit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel j’ai dĂ©jĂ  fait rĂ©fĂ©rence Ă  plusieurs reprises. L’ars celebrandi ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă  la simple observation d’un systĂšme de rubriques, et il faut encore moins le considĂ©rer comme une crĂ©ativitĂ© imaginative – parfois sauvage – sans rĂšgles. Le rite est en soi une norme, et la norme n’est jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service d’une rĂ©alitĂ© supĂ©rieure qu’elle entend protĂ©ger.

49. Comme dans tout art, l’ars celebrandi requiert diffĂ©rents types de connaissances.

Tout d’abord, il faut comprendre le dynamisme qui se dĂ©ploie Ă  travers la liturgie. L’action de la cĂ©lĂ©bration est le lieu oĂč, par le biais du mĂ©morial, le mystĂšre pascal est rendu prĂ©sent afin que les baptisĂ©s, par leur participation, puissent en faire l’expĂ©rience dans leur propre vie. Sans cette comprĂ©hension, la cĂ©lĂ©bration tombe facilement dans le souci de l’extĂ©rieur (plus ou moins raffinĂ©) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides).

Ensuite, il est nĂ©cessaire de savoir comment l’Esprit Saint agit dans chaque cĂ©lĂ©bration. L’art de cĂ©lĂ©brer doit ĂȘtre en harmonie avec l’action de l’Esprit. C’est seulement ainsi qu’il sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goĂ»ts individuels. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera libre de l’invasion d’élĂ©ments culturels assumĂ©s sans discernement et qui n’ont rien Ă  voir avec une comprĂ©hension correcte de l’inculturation.

Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particuliÚre, son efficacité.

50. De ces brĂšves indications, il devrait ĂȘtre clair que l’art de la cĂ©lĂ©bration ne s’improvise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de l’inspiration, qui est une forme positive de possession. Le vĂ©ritable artiste ne possĂšde pas un art, mais il est possĂ©dĂ© par lui. On n’apprend pas l’art de faire la fĂȘte en frĂ©quentant un cours d’art oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais qu’observer les effets.) Tout outil peut ĂȘtre utile, mais il doit ĂȘtre au service de la nature de la liturgie et de l’action de l’Esprit Saint. Il faut un dĂ©vouement assidu Ă  la cĂ©lĂ©bration, permettant Ă  la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme de nous transmettre son art. Guardini Ă©crit : « Nous devons comprendre Ă  quel point nous nous sommes profondĂ©ment enlisĂ©s dans l’individualisme et le subjectivisme ; Ă  quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien Ă©troite est devenue la dimension de notre vie religieuse. L’ardent dĂ©sir de cultiver un grand style de priĂšre doit Ă  nouveau s’éveiller ; la volontĂ© d’essentialitĂ© doit aussi revivre dans la priĂšre. La voie Ă  suivre pour y arriver est celle de la discipline ; du renoncement aux satisfactions faciles et sans effort ; du travail rigoureux, accompli dans l’obĂ©issance Ă  l’Église, pour notre conduite et notre ĂȘtre religieux ». [15] C’est ainsi que l’on apprend l’art de cĂ©lĂ©brer.

51. En parlant de ce thĂšme, nous sommes enclins Ă  penser qu’il ne concerne que les ministres ordonnĂ©s qui exercent le service de la prĂ©sidence. Mais en fait, il s’agit d’une attitude que tous les baptisĂ©s sont appelĂ©s Ă  vivre. Je pense Ă  tous les gestes et Ă  toutes les paroles qui appartiennent Ă  l’assemblĂ©e : se rassembler, marcher en procession, s’asseoir, se tenir debout, s’agenouiller, chanter, se taire, acclamer, regarder, Ă©couter. Ce sont autant de façons par lesquelles l’assemblĂ©e, comme un seul homme (Ne 8,1), participe Ă  la cĂ©lĂ©bration. Effectuer tous ensemble le mĂȘme geste, parler tous d’une seule voix, cela transmet Ă  chaque individu l’énergie de toute l’assemblĂ©e. Il s’agit d’une uniformitĂ© qui non seulement ne mortifie pas mais, au contraire, Ă©duque le fidĂšle individuel Ă  dĂ©couvrir l’unicitĂ© authentique de sa personnalitĂ© non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience d’ĂȘtre un seul corps. Il ne s’agit pas de suivre un livre de bonnes maniĂšres liturgiques. Il s’agit plutĂŽt d’une « discipline » – au sens oĂč l’entend Guardini – qui, si elle est observĂ©e, nous forme authentiquement. Ce sont des gestes et des paroles qui mettent de l’ordre dans notre monde intĂ©rieur en nous faisant vivre certains sentiments, attitudes, comportements. Ils ne sont pas l’explication d’un idĂ©al que nous cherchons Ă  nous laisser inspirer, mais ils sont au contraire une action qui engage le corps dans sa totalitĂ©, c’est-Ă -dire dans son ĂȘtre unitĂ© de corps et d’ñme.

 

52. Parmi les gestes rituels qui appartiennent Ă  l’ensemble de l’assemblĂ©e, le silence occupe une place d’importance absolue. Bien souvent, il est expressĂ©ment prescrit dans les rubriques. Toute la cĂ©lĂ©bration eucharistique est immergĂ©e dans le silence qui prĂ©cĂšde son dĂ©but et qui marque chaque moment de son dĂ©roulement rituel. En effet, il est prĂ©sent dans l’acte pĂ©nitentiel, aprĂšs l’invitation « Prions », dans la Liturgie de la Parole (avant les lectures, entre les lectures et aprĂšs l’homĂ©lie), dans la priĂšre eucharistique, aprĂšs la communion. [16] Un tel silence n’est pas un havre intĂ©rieur dans lequel se cacher dans une sorte d’isolement intime, comme si on laissait derriĂšre soi la forme rituelle comme une distraction. Ce type de silence contredirait l’essence mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration. Le silence liturgique est quelque chose de beaucoup plus grand : il est le symbole de la prĂ©sence et de l’action de l’Esprit Saint qui anime toute l’action de la cĂ©lĂ©bration. C’est pourquoi il constitue un point d’arrivĂ©e dans une sĂ©quence liturgique. C’est prĂ©cisĂ©ment parce qu’elle est un symbole de l’Esprit qu’elle a le pouvoir d’exprimer l’action multiforme de l’Esprit. Ainsi, en reprenant les moments que je viens de mentionner, le silence conduit Ă  la douleur du pĂ©chĂ© et au dĂ©sir de conversion. Il Ă©veille la disponibilitĂ© Ă  l’écoute de la Parole et Ă©veille la priĂšre. Il nous dispose Ă  adorer le Corps et le Sang du Christ. Il suggĂšre Ă  chacun, dans l’intimitĂ© de la communion, ce que l’Esprit veut opĂ©rer dans nos vies pour nous conformer au Pain rompu. Pour toutes ces raisons, nous sommes appelĂ©s Ă  accomplir avec un soin extrĂȘme le geste symbolique du silence. À travers lui, l’Esprit nous donne forme.

53. Chaque geste, chaque parole contient une action prĂ©cise qui est toujours nouvelle parce qu’elle rencontre un moment toujours nouveau de notre propre vie. Je vais expliquer ce que je veux dire par un exemple simple. Nous nous agenouillons pour demander pardon, pour plier notre orgueil, pour remettre Ă  Dieu nos larmes, pour implorer son intervention, pour le remercier d’un cadeau reçu. C’est toujours le mĂȘme geste qui, au fond, dĂ©clare notre propre petitesse en prĂ©sence de Dieu. NĂ©anmoins, accompli Ă  diffĂ©rents moments de notre vie, il façonne nos profondeurs intĂ©rieures et se manifeste ensuite extĂ©rieurement dans notre relation avec Dieu et avec nos frĂšres et sƓurs. Aussi l’agenouillement doit ĂȘtre fait avec art, c’est-Ă -dire avec une pleine conscience de son sens symbolique et du besoin que nous avons de ce geste pour exprimer notre maniĂšre d’ĂȘtre en prĂ©sence du Seigneur. Et si tout cela est vrai pour ce simple geste, combien plus le sera-t-il pour la cĂ©lĂ©bration de la Parole ? Quel art sommes-nous appelĂ©s Ă  apprendre pour proclamer la Parole, pour l’écouter, pour la laisser inspirer notre priĂšre, pour la faire devenir notre vie ? Tout cela est digne de la plus grande attention, non pas formelle ou simplement extĂ©rieure, mais vivante et intĂ©rieure, afin que chaque geste et chaque parole de la cĂ©lĂ©bration, exprimĂ©s avec « art », forment la personnalitĂ© chrĂ©tienne de chaque individu et de la communautĂ©.

54. S’il est vrai que l’ars celebrandi est exigĂ© de toute l’assemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre, il est Ă©galement vrai que les ministres ordonnĂ©s doivent y porter une attention toute particuliĂšre. En visitant des communautĂ©s chrĂ©tiennes, j’ai remarquĂ© que leur maniĂšre de vivre la cĂ©lĂ©bration liturgique est conditionnĂ©e – pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire – par la façon dont leur pasteur prĂ©side l’assemblĂ©e. On pourrait dire qu’il existe diffĂ©rents « modĂšles » de prĂ©sidence. Voici une liste possible d’approches qui, bien qu’opposĂ©es l’une Ă  l’autre, caractĂ©risent une maniĂšre de prĂ©sider certainement inadĂ©quate : une austĂ©ritĂ© rigide ou une crĂ©ativitĂ© exaspĂ©rante, un mysticisme spiritualisant ou un fonctionnalisme pratique, une vivacitĂ© prĂ©cipitĂ©e ou une lenteur exagĂ©rĂ©e, une insouciance nĂ©gligĂ©e ou une minutie excessive, une amabilitĂ© surabondante ou une impassibilitĂ© sacerdotale. MalgrĂ© la grande variĂ©tĂ© de ces exemples, je pense que l’inadĂ©quation de ces modĂšles de prĂ©sidence a une racine commune : un personnalisme exacerbĂ© du style de cĂ©lĂ©bration qui exprime parfois une manie mal dissimulĂ©e d’ĂȘtre le centre de l’attention. Cela devient souvent plus Ă©vident lorsque nos cĂ©lĂ©brations sont transmises par voie hertzienne ou en ligne, ce qui n’est pas toujours opportun et nĂ©cessite une rĂ©flexion plus approfondie. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les comportements les plus rĂ©pandus, mais il n’est pas rare que des assemblĂ©es souffrent d’ĂȘtre ainsi abusĂ©es.

55. Il y aurait beaucoup Ă  dire sur l’importance et la dĂ©licatesse de la prĂ©sidence. À plusieurs reprises, je me suis attardĂ© sur la tĂąche exigeante que reprĂ©sente la prĂ©dication de l’homĂ©lie. [17] Je vais maintenant me limiter Ă  quelques considĂ©rations plus larges, en voulant Ă  nouveau rĂ©flĂ©chir avec vous sur la maniĂšre dont nous sommes formĂ©s par la Liturgie. Je pense au rythme rĂ©gulier des messes dominicales dans nos communautĂ©s, et je m’adresse donc aux prĂȘtres, mais implicitement Ă  tous les ministres ordonnĂ©s.

56. Le prĂȘtre vit sa participation caractĂ©ristique Ă  la cĂ©lĂ©bration en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, et celle-ci s’exprime prĂ©cisĂ©ment dans la prĂ©sidence. Comme tous les rĂŽles qu’il est appelĂ© Ă  remplir, il ne s’agit pas en premier lieu d’un devoir qui lui est assignĂ© par la communautĂ©, mais plutĂŽt d’une consĂ©quence de l’effusion de l’Esprit Saint reçue lors de l’ordination, qui le rend apte Ă  une telle tĂąche. Le prĂȘtre aussi est formĂ© par le fait qu’il prĂ©side l’assemblĂ©e qui cĂ©lĂšbre.

57. Pour que ce service soit bien fait – et mĂȘme avec art ! – il est d’une importance fondamentale que le prĂȘtre ait tout d’abord une conscience aiguĂ« d’ĂȘtre, par la misĂ©ricorde de Dieu, une prĂ©sence particuliĂšre du Seigneur ressuscitĂ©. Le ministre ordonnĂ© est lui-mĂȘme l’un des modes de prĂ©sence du Seigneur qui rendent l’assemblĂ©e chrĂ©tienne unique, diffĂ©rente de toute autre assemblĂ©e (cf. Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » – au sens large – Ă  tous les gestes et paroles de celui qui prĂ©side. L’assemblĂ©e a le droit de pouvoir sentir dans ces gestes et ces paroles le dĂ©sir que le Seigneur a, aujourd’hui comme Ă  la derniĂšre CĂšne, de continuer Ă  manger la PĂąque avec nous. C’est donc le Seigneur RessuscitĂ© qui est le protagoniste, et certainement pas nos immaturitĂ©s qui cherchent, en assumant un rĂŽle et une attitude, une prĂ©sentabilitĂ© qu’elles ne peuvent avoir. Le prĂȘtre lui-mĂȘme devrait ĂȘtre submergĂ© par ce dĂ©sir de communion que le Seigneur a envers chacun. C’est comme s’il Ă©tait placĂ© au milieu entre le cƓur brĂ»lant de l’amour de JĂ©sus et le cƓur de chaque croyant, objet de son amour. PrĂ©sider l’Eucharistie, c’est ĂȘtre plongĂ© dans la fournaise de l’amour de Dieu. Lorsqu’il nous sera donnĂ© de comprendre cette rĂ©alitĂ©, ou mĂȘme simplement d’en avoir l’intuition, nous n’aurons certainement plus besoin d’un Directoire qui nous imposerait le comportement adĂ©quat. Si nous en avons besoin, c’est Ă  cause de la duretĂ© de notre cƓur. La norme la plus Ă©levĂ©e, et donc la plus exigeante, est la rĂ©alitĂ© mĂȘme de la cĂ©lĂ©bration eucharistique, qui sĂ©lectionne les mots, les gestes, les sentiments qui nous feront comprendre si notre usage de ceux-ci est ou non Ă  la hauteur de la rĂ©alitĂ© qu’ils servent. Il est Ă©vident que cela ne s’improvise pas. C’est un art. Cela demande de la part du prĂȘtre de l’application, un entretien assidu du feu de l’amour du Seigneur qu’il est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12,49).

58. Lorsque la premiĂšre communautĂ© rompt le pain en obĂ©issant au commandement du Seigneur, elle le fait sous le regard de Marie qui accompagne les premiers pas de l’Église : – Tous Ă©taient assidus Ă  la priĂšre, avec des femmes, avec Marie la mĂšre de JĂ©sus – (Ac 1,14). La Vierge MĂšre « veille » sur les gestes de son Fils confiĂ©s aux apĂŽtres. Comme elle l’a fait aprĂšs les paroles de l’ange Gabriel, elle protĂšge Ă  nouveau dans son sein, ces gestes qui font/forment le corps de son Fils. Le prĂȘtre, qui rĂ©pĂšte ces gestes en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, est lui-mĂȘme protĂ©gĂ© dans le sein de la Vierge. Avons-nous vraiment besoin ici d’une rĂšgle pour nous dire comment nous devons agir ?

59. Devenus des instruments pour allumer le feu de l’amour du Seigneur sur la terre, protĂ©gĂ©s dans le sein de Marie, Vierge faite Église (comme le chantait saint François), les prĂȘtres doivent laisser l’Esprit Saint agir sur eux, pour mener Ă  bien l’Ɠuvre qu’il a commencĂ©e en eux lors de leur ordination. L’action de l’Esprit leur offre la possibilitĂ© d’exercer leur ministĂšre de prĂ©sidence de l’assemblĂ©e eucharistique avec la crainte de Pierre, conscient d’ĂȘtre pĂ©cheur (Lc 5,1-11), avec la puissante humilitĂ© du serviteur souffrant (cf. Is 42ss), avec le dĂ©sir « d’ĂȘtre mangĂ© » par les personnes qui leur sont confiĂ©es dans l’exercice quotidien du ministĂšre.

60. C’est la cĂ©lĂ©bration elle-mĂȘme qui Ă©duque le prĂȘtre Ă  ce niveau et Ă  cette qualitĂ© de prĂ©sidence. Il ne s’agit pas, je le rĂ©pĂšte, d’une adhĂ©sion mentale, mĂȘme si tout notre esprit ainsi que toute notre sensibilitĂ© doivent y ĂȘtre engagĂ©s. Ainsi, le prĂȘtre se forme en prĂ©sidant les paroles et les gestes que la liturgie met sur ses lĂšvres et dans ses mains.

Il n’est pas assis sur un trĂŽne [18] car le Seigneur rĂšgne avec l’humilitĂ© de celui qui sert.

Il ne dĂ©tourne pas l’attention de la centralitĂ© de l’autel, symbole du Christ, car c’est de son cĂŽtĂ© transpercĂ© qu’il laissa couler l’eau et le sang, source des sacrements de l’Église et le centre de notre louange et de notre action de grĂące. [19]

En s’approchant de l’autel pour l’offrande, le prĂȘtre est Ă©duquĂ© Ă  l’humilitĂ© et Ă  la contrition par les paroles : « Le cƓur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grĂące devant toi, Seigneur notre Dieu ». [20]

Il ne peut pas compter sur lui-mĂȘme pour le ministĂšre qui lui est confiĂ©, car la Liturgie l’invite Ă  prier pour ĂȘtre purifiĂ© par le signe de l’eau, lorsqu’il dit : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, et purifie-moi de mon pĂ©chĂ© ». [21]

Les mots que la Liturgie place sur ses lĂšvres ont des contenus diffĂ©rents qui exigent des tonalitĂ©s spĂ©cifiques. L’importance de ces paroles exige du prĂȘtre un vĂ©ritable ars dicendi. Celles-ci donnent forme Ă  ses sentiments intĂ©rieurs, tantĂŽt dans la supplication du PĂšre au nom de l’assemblĂ©e, tantĂŽt dans l’exhortation adressĂ©e Ă  l’assemblĂ©e, tantĂŽt dans l’acclamation d’une seule voix avec toute l’assemblĂ©e.

Dans la priĂšre eucharistique – Ă  laquelle participent aussi tous les baptisĂ©s, en Ă©coutant avec rĂ©vĂ©rence et en silence, et en intervenant dans les acclamations [22] – celui qui prĂ©side a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant le PĂšre l’offrande de son Fils dans la derniĂšre CĂšne, afin que ce don immense soit rendu nouvellement prĂ©sent sur l’autel. À cette offrande, il participe par l’offrande de lui-mĂȘme. Le prĂȘtre ne peut pas raconter la CĂšne au PĂšre sans y participer lui-mĂȘme. Il ne peut pas dire : « Prenez, et mangez-en tous : ceci est mon Corps livrĂ© pour vous », et ne pas vivre le mĂȘme dĂ©sir d’offrir son propre corps, sa propre vie, pour le peuple qui lui est confiĂ©. C’est ce qui se passe dans l’exercice de son ministĂšre.

De tout cela et de beaucoup d’autres choses, le prĂȘtre est continuellement formĂ© par l’action cĂ©lĂ©brative.

 

* * *

 

61. Dans cette lettre, j’ai voulu simplement partager quelques rĂ©flexions qui n’épuisent certainement pas l’immense trĂ©sor de la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres. Je demande Ă  tous les Ă©vĂȘques, prĂȘtres et diacres, aux formateurs des sĂ©minaires, aux enseignants des facultĂ©s et des Ă©coles de thĂ©ologie, Ă  tous les catĂ©chistes d’aider le saint peuple de Dieu Ă  puiser dans ce qui est la premiĂšre source de la spiritualitĂ© chrĂ©tienne. Nous sommes appelĂ©s Ă  redĂ©couvrir sans cesse la richesse des principes gĂ©nĂ©raux exposĂ©s dans les premiers numĂ©ros de Sacrosanctum concilium, en saisissant le lien intime entre cette premiĂšre constitution du Concile et toutes les autres. C’est pourquoi nous ne pouvons pas revenir Ă  cette forme rituelle que les PĂšres du Concile, cum Petro et sub Petro, ont senti la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former, approuvant, sous la conduite de l’Esprit Saint et suivant leur conscience de pasteurs, les principes d’oĂč est nĂ©e la rĂ©forme. Les saints Pontifes Paul VI et Jean Paul II, en approuvant les livres liturgiques rĂ©formĂ©s ex decreto Sacrosancti ƒcumenici Concilii Vaticani II, ont garanti la fidĂ©litĂ© de la rĂ©forme du Concile. C’est pour cette raison que j’ai Ă©crit Traditionis custodes, afin que l’Église puisse Ă©lever, dans la variĂ©tĂ© de tant de langues, une seule et mĂȘme priĂšre capable d’exprimer son unitĂ© [23]. Comme je l’ai dĂ©jĂ  Ă©crit, j’entends que cette unitĂ© soit rĂ©tablie dans toute l’Église de rite romain.

62. Je voudrais que cette lettre nous aide Ă  raviver notre Ă©merveillement pour la beautĂ© de la vĂ©ritĂ© de la cĂ©lĂ©bration chrĂ©tienne, Ă  nous rappeler la nĂ©cessitĂ© d’une authentique formation liturgique, et Ă  reconnaĂźtre l’importance d’un art de cĂ©lĂ©brer qui soit au service de la vĂ©ritĂ© du MystĂšre Pascal et de la participation de tous les baptisĂ©s Ă  celui-ci, chacun selon sa vocation.

Toute cette richesse n’est pas loin de nous. Elle est dans nos Ă©glises, dans nos fĂȘtes chrĂ©tiennes, dans la centralitĂ© du Dimanche, Jour du Seigneur, dans la force des sacrements que nous cĂ©lĂ©brons. La vie chrĂ©tienne est un parcours continuel de croissance. Nous sommes appelĂ©s Ă  nous laisser former dans la joie et dans la communion.

63. C’est pourquoi, je dĂ©sire vous laisser une autre indication Ă  suivre sur notre chemin. Je vous invite Ă  redĂ©couvrir le sens de l’annĂ©e liturgique et du Jour du Seigneur: cela aussi est une consigne du Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, nn.102-111).

64. À la lumiĂšre de ce que nous avons rappelĂ© ci-dessus, nous comprenons que l’annĂ©e liturgique est l’occasion pour nous de grandir dans notre connaissance du mystĂšre du Christ, en plongeant nos vies dans le mystĂšre de sa PĂąque, dans l’attente de son retour dans la gloire. Il s’agit d’une vĂ©ritable formation permanente. Notre vie n’est pas une sĂ©rie d’évĂ©nements alĂ©atoires et chaotiques, qui se succĂšdent les uns aux autres. Il s’agit plutĂŽt d’un itinĂ©raire prĂ©cis qui, d’une cĂ©lĂ©bration annuelle de PĂąques Ă  une autre, nous rend conformes Ă  Lui, dans l’attente que se rĂ©alise cette bienheureuse espĂ©rance : l’avĂšnement de JĂ©sus Christ, notre Sauveur [24].

65. Au fur et Ă  mesure que s’écoule le temps rendu nouveau par sa PĂąque, l’Église cĂ©lĂšbre chaque huitiĂšme jour, dans le jour du Seigneur, l’évĂ©nement de notre salut. Le dimanche, avant d’ĂȘtre un prĂ©cepte, est un don que Dieu fait Ă  son peuple ; et pour cette raison l’Eglise le sauvegarde par un prĂ©cepte. La cĂ©lĂ©bration dominicale offre Ă  la communautĂ© chrĂ©tienne la possibilitĂ© d’ĂȘtre formĂ©e par l’Eucharistie. De dimanche en dimanche, la parole du Seigneur ressuscitĂ© illumine notre existence, en voulant atteindre en nous la fin pour laquelle elle a Ă©tĂ© envoyĂ©e. (Cf. Is 55,10-11) De dimanche en dimanche, la communion au Corps et au Sang du Christ veut faire de notre vie aussi un sacrifice agrĂ©able au PĂšre, dans la communion fraternelle du partage, de l’hospitalitĂ©, du service. De dimanche en dimanche, l’énergie du Pain rompu nous soutient dans l’annonce de l’Évangile dans lequel se manifeste l’authenticitĂ© de notre cĂ©lĂ©bration

Abandonnons nos polĂ©miques pour Ă©couter ensemble ce que l’Esprit dit Ă  l’Eglise. Sauvegardons notre communion. Continuons Ă  nous Ă©merveiller de la beautĂ© de la liturgie. La PĂąque nous a Ă©tĂ© donnĂ©e. Laissons-nous protĂ©ger par le dĂ©sir que le Seigneur continue d’avoir de manger sa PĂąque avec nous. Sous le regard de Marie, MĂšre de l’Eglise.

DonnĂ© Ă  Rome, prĂšs Saint Jean de Latran, le 29 juin, solennitĂ© des saints Pierre et Paul, apĂŽtres, en l’an 2022, la dixiĂšme annĂ©e de mon pontificat.

 

FRANÇOIS

 

 

 

L’humanitĂ© entiĂšre tremble,
l’univers entier tremble et le ciel se rĂ©jouit,
quand sur l’autel, dans la main du prĂȘtre
Le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent.
Ô hauteur admirable et valeur stupĂ©fiante !
Ô sublime humilitĂ© ! O humble sublimitĂ© !
que le Seigneur de l’univers, Dieu et Fils de Dieu
s’humilie au point de se cacher, pour notre salut,
sous un petit semblant de pain !
Voyez, mes frĂšres, l’humilitĂ© de Dieu,
et ouvrez vos cƓurs devant Lui ;
Humiliez vous aussi, afin d’ĂȘtre Ă©levĂ©s par Lui.
Ne retenez donc rien de vous-mĂȘmes,
afin que vous soyez reçus en tout et pour tout par Celui qui s’offre entiùrement à vous.

Saint François d’Assise
Lettre à tout l’Ordre
II,26-29

 


 

[1] Cfr. Leo Magnus, Sermo LXXIV: De ascensione Domini II,1: «quod […] Redemptoris nostri conspicuum fuit, in sacramenta transivit».

[2] PrÊfatio paschalis III, Missale Romanum (2008) p. 367: «Qui immolåtus iam non móritur, sed semper vivit occísus».

[3] Cfr. Missale Romanum (2008) p. 532.

[4] Cfr. Augustinus, Enarrationes in psalmos. Ps. 138,2; Oratio post septimam lectionem, Vigilia paschalis, Missale Romanum (2008) p. 359; Super oblata, Pro Ecclesia (B) , Missale Romanum (2008) p. 1076.

[5] Cfr. Augustinus, In Ioannis Evangelium tractatus XXVI,13.

[6] LitterĂŠ encyclicĂŠ Mediator Dei (20 Novembris 1947) in AAS 39 (1947) 532.

[7] AAS 56 (1964) 34.

[8] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 43 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.32.

[9] R. Guardini, Der Kultakt und die gegenwÀrtge Aufgabe der Liturgischen Bildung (1964) in Liturgie und liturgische Bildung(Mainz 1992) p. 14 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.91.

[10] De Ordinatione Episcopi, Presbyterorum et Diaconorum (1990) p. 95 ; « Agnosce quod ages, imitare quod tractabis, et vitam tuam mysterio dominicÊ crucis conforma ».

[11] Leo Magnus, Sermo XII: De Passione III, 7.

[12] IrenĂŠus Lugdunensis, Adversus hĂŠreses IV,20,7.

[13] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 36 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.26.

[14] Cantico delle Creature, Fonti Francescane, n. 263.

[15] R. Guardini, Liturgische Bildung (1923) in Liturgie und liturgische Bildung (Mainz 1992) p. 99 ; trad. fr. La formation liturgique (Leuven 2017) p.75

[16] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn. 45; 51; 54-56; 66; 71; 78; 84; 88; 271.

[17] Voir l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013) nn. 135-144.

[18] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, n.310.

[19] Prex dedicationis in Ordo dedicationis ecclesiĂŠ et altaris (1977) p. 102.

[20] Missale Romanum (2008) p. 515: «In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus».

[21] Missale Romanum (2008) p. 515: «Lava me, Domine, ab iniquitate mea, et a peccato meo munda me».

[22] Cf. Institutio Generalis Missalis Romani, nn.78-79.

[23] Cf. Paulus VI, Constitutio apostolica Missale Romanum (3 Aprilis 1969) in AAS 61 (1969) 222.

[24] Missale Romanum (2008) p. 598 : « 
 exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Iesu Christi ».


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Publié le 30 juin 2022