Comment Jésus est devenu le Christ

Qui est réellement Jésus ? Pendant des siècles, cette question a suscité des débats passionnés. Au travers d’hérésies persistantes et de conciles déterminants, un travail de discernement a progressivement précisé le discours de la foi chrétienne sur Jésus, intimement lié à la question du salut de l’humanité.
« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » La question de Jésus à ses disciples, rapportée par les Évangiles, traverse vingt siècles sans perdre de sa force. Et si l’on promenait aujourd’hui un micro sur le parvis d’une église, la réponse ne serait peut-être pas si évidente. Pourtant, elle est au cœur de la confession de foi chrétienne.
« C’est une œuvre de discernement », mûrie sur plusieurs siècles, explique le théologien Jean-Louis Souletie. « Fils de Dieu vivant », « Seigneur »… Dans le Nouveau Testament déjà, on attribue à Jésus plusieurs titres. « À la lumière de l’événement de Pâques, la première génération de chrétiens s’interroge progressivement, cherchant à relire l’histoire de celui qui a été envoyé pour leur salut, explique Michel Fédou, jésuite et professeur de patristique et de théologie dogmatique aux Facultés Loyola (Paris). Qui était-il avant sa mort ? Depuis quand est-il Dieu ? »
Au IIe et IIIe siècles, les Pères de l’Église s’efforcent à leur tour de préciser l’identité du Christ à partir des Écritures. Aux juifs, pour qui Jésus n’est pas le Messie, Justin répond qu’en lui se sont pourtant accomplies certaines prophéties de l’Ancien Testament. Aux païens, il est martelé que le Verbe, se faisant chair, est venu sauver l’humanité.
Conséquence de l’expansion du christianisme, les jeunes Églises se développent autour du bassin méditerranéen, chacune avec ses traditions orales. On constate alors des définitions de l’identité du Christ « extrêmement variées, que ce soit dans les diocèses latins ou orientaux », souligne Jean-Louis Souletie. À l’époque, le catéchisme et les dogmes n’existent pas, la foi chrétienne doit encore se structurer intellectuellement.
À Rome, à la fin du IIᵉ siècle, plusieurs chrétiens soutiennent par exemple que Jésus n’est qu’un homme que Dieu aurait adopté lors de son baptême : c’est la doctrine de l’adoptianisme. En Orient grec, certains – les docètes – affirment au contraire que le Christ n’est pas réellement humain, et qu’il n’en a que l’apparence. En interprétant ainsi, souvent de bonne foi, certains passages du Nouveau Testament, ces courants suscitent des controverses doctrinales : ce sont les hérésies, qui, tout en témoignant d’une intense réflexion théologique, fragilisent l’unité de l’Église.
Un Christ médiateur entre Dieu et les hommes
Pour y répondre, cette dernière s’emploie donc à préciser progressivement qui est Jésus. Elle condamne rapidement l’adoptianisme et le docétisme. Aucune de ces positions ne fait du Christ un véritable médiateur entre Dieu et les hommes ; il ne pourrait donc plus assurer le salut de l’humanité.Pour garantir cet enjeu essentiel, il est à la fois « vrai homme et vrai Dieu », comme l’affirme vers la fin du IIe siècle Irénée de Lyon, un des Pères de l’Église.
Mais si l’on qualifie Jésus de « vrai Dieu », ne porte-t-on pas atteinte au monothéisme ? Alors que Constantin – le premier empereur chrétien – autorise le christianisme en 313, un courant de pensée, répandu, cherche à tout prix à préserver la préséance de Dieu le Père. Ces croyants, menés par un prêtre d’Alexandrie du nom d’Arius, introduisent une hiérarchie stricte : le Fils est inférieur car simplement « créé ». Il n’est pas éternel. « Ce faisant, les ariens, qui pensent être fidèles au Nouveau Testament, n’en retiennent que certains passages, laissant d’autres, pourtant essentiels, dans l’ombre », explique Michel Fédou.
Pour répondre à Arius et unifier la doctrine dans tout l’Empire, le concile de Nicée – le premier concile œcuménique de l’Église – est convoqué en 325 par l’empereur Constantin. Entre 250 et 300 évêques venus d’Orient et d’Occident engagent un véritable travail d’équilibriste pour préciser la nature du Christ. Leur critère de discernement ? « La question du salut », rappelle Jean-Louis Souletie.
Au bout de deux mois de discussions enfiévrées, le concile condamne l’arianisme et réaffirme la divinité pleine et entière de Jésus-Christ. Selon la formulation du Credo, il est engendré et non pas créé. Nicée marque alors un tournant, en utilisant un terme emprunté à la philosophie grecque : homoousios, le Christ est de « substance identique » au Père.
L’objectif est de préciser l’identité du Christ dans un langage compréhensible par les penseurs de l’époque, pour la plupart de culture grecque. Or ces derniers parlent de « substances » et de « degrés » dans l’être. « Les chrétiens reprennent donc ces langages, en les corrigeant à la lumière de leur foi. C’est un peu comme si les Pères de l’Église choisissaient de s’exprimer en anglais aujourd’hui : c’est une tentative d’acculturation avant la lettre », explique Michel Fédou.
Mais, déjà, plusieurs difficultés d’interprétation émergent. « On a un vrai problème de traduction », explique Jean-Louis Souletie. « Par exemple, un même concept peut se décliner en trois formes différentes en grec, alors qu’en latin il n’existe souvent qu’un seul terme pour le retranscrire : on perd donc en nuance. » L’énoncé de Nicée va désormais s’appliquer à l’Église entière, mais sa réception par les croyants sera difficile : l’arianisme perdurera en Occident jusqu’à Charlemagne, l’adoptianisme resurgira au IXᵉ siècle…
Une seule personne, deux natures
Après avoir officiellement établi la relation Père-Fils, l’Église s’attelle à réaffirmer que Jésus, « vrai Dieu » , est aussi « vrai homme », qui a souffert dans sa chair. Dans la première moitié du Vᵉ siècle, l’évêque de Constantinople Nestorius affirme que Dieu a habité en Jésus « comme dans un temple » : il était présent en lui, mais restait séparé de l’homme Jésus, comme deux réalités distinctes. Cyrille, évêque d’Alexandrie, reproche à Nestorius d’enseigner ainsi une simple « association » dans le Christ de ses deux natures, humaine et divine, sans union véritable.
Pour trancher la question, le concile d’Éphèse s’ouvre en 431 dans un contexte de fortes tensions. Sans attendre l’arrivée des évêques d’Orient, il condamne le nestorianisme et affirme que le Christ est bien une seule personne, dans laquelle les deux natures – humaine et divine – sont unies.
Mais cela ne suffit pas, car la définition d’Éphèse n’explique pas comment fonctionne cette union. Vingt ans plus tard, face au moine Eutychès, qui prône que l’humanité de Jésus serait absorbée par sa divinité, le concile de Chalcédoine, réuni dans l’actuelle Turquie, reprend le principe de Nicée. Il affirme que le Christ est une seule personne en deux natures, pleinement divine et pleinement humaine, sans confusion ni séparation entre elles. Jésus est Dieu devenu homme, et non pas un homme devenu Dieu.
Pierre angulaire du dialogue œcuménique
« Plus on avance dans ce travail de discernement, plus on utilise un langage métaphysique pour définir Jésus », analyse Jean-Louis Souletie. « Pour clarifier les hérésies, il fallait bien se donner des outils de langage », qui restent néanmoins ceux d’une certaine époque, note le théologien. Il est clair, par exemple, que la manière dont Chalcédoine comprenait la personne humaine n’est plus évidente aujourd’hui.
Proclamés dans le contexte culturel de leur temps, « ces concepts ont besoin d’une réinterprétation permanente, sans laquelle plus personne ne sait ce qu’ils veulent dire ». Que voulaient-ils signifier jadis ? Et aujourd’hui ? Peut-on relier ces deux définitions ? Tel est le travail des théologiens spécialisés en christologie qui se penchent sur la question. Par exemple, pour traduire au plus juste le grec homoousios, la version française du Credo adopte en 2021 l’expression « consubstantiel au Père » (« de même substance ») à la place de « de même nature ». On souligne ainsi que le Fils et le Père ne sont pas seulement similaires, mais qu’ils partagent pleinement la même réalité divine, en écartant à nouveau toute idée de subordination entre eux.
En ayant ces définitions conciliaires en tête, « il est important aujourd’hui de revenir aux Écritures », recommande Jean-Louis Souletie. « Sans elles, on court le risque de créer un Christ imaginaire », trop conceptuel, alors que « les hérésies combattues par les Pères de l’Église ne cessent d’être vivantes ».
Ce travail de discernement sur l’identité de Jésus, sans cesse à reprendre, est aujourd’hui une pierre angulaire du dialogue entre chrétiens. « La foi de Nicée est quelque chose que partagent les catholiques, les protestants, les anglicans… Cela ne résout pas leurs divergences, mais en faire mémoire aide à prendre conscience de tout ce que nous avons en commun », note Michel Fédou.
Pour chaque chrétien, chercher à comprendre qui est le Christ, reste une exploration sans fin : « Homme ou Dieu, homme et Dieu… On ne retient souvent que l’un des deux versants du paradoxe, alors que le mystère de la foi réside précisément dans ce même paradoxe », conclut Michel Fédou.
In La Croix 21 décembre 2025 Par Charlotte de Frémont
Publié le 21 décembre 2025
Comment Jésus est devenu le Christ

Qui est réellement Jésus ? Pendant des siècles, cette question a suscité des débats passionnés. Au travers d’hérésies persistantes et de conciles déterminants, un travail de discernement a progressivement précisé le discours de la foi chrétienne sur Jésus, intimement lié à la question du salut de l’humanité.
« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » La question de Jésus à ses disciples, rapportée par les Évangiles, traverse vingt siècles sans perdre de sa force. Et si l’on promenait aujourd’hui un micro sur le parvis d’une église, la réponse ne serait peut-être pas si évidente. Pourtant, elle est au cœur de la confession de foi chrétienne.
« C’est une œuvre de discernement », mûrie sur plusieurs siècles, explique le théologien Jean-Louis Souletie. « Fils de Dieu vivant », « Seigneur »… Dans le Nouveau Testament déjà, on attribue à Jésus plusieurs titres. « À la lumière de l’événement de Pâques, la première génération de chrétiens s’interroge progressivement, cherchant à relire l’histoire de celui qui a été envoyé pour leur salut, explique Michel Fédou, jésuite et professeur de patristique et de théologie dogmatique aux Facultés Loyola (Paris). Qui était-il avant sa mort ? Depuis quand est-il Dieu ? »
Au IIe et IIIe siècles, les Pères de l’Église s’efforcent à leur tour de préciser l’identité du Christ à partir des Écritures. Aux juifs, pour qui Jésus n’est pas le Messie, Justin répond qu’en lui se sont pourtant accomplies certaines prophéties de l’Ancien Testament. Aux païens, il est martelé que le Verbe, se faisant chair, est venu sauver l’humanité.
Conséquence de l’expansion du christianisme, les jeunes Églises se développent autour du bassin méditerranéen, chacune avec ses traditions orales. On constate alors des définitions de l’identité du Christ « extrêmement variées, que ce soit dans les diocèses latins ou orientaux », souligne Jean-Louis Souletie. À l’époque, le catéchisme et les dogmes n’existent pas, la foi chrétienne doit encore se structurer intellectuellement.
À Rome, à la fin du IIᵉ siècle, plusieurs chrétiens soutiennent par exemple que Jésus n’est qu’un homme que Dieu aurait adopté lors de son baptême : c’est la doctrine de l’adoptianisme. En Orient grec, certains – les docètes – affirment au contraire que le Christ n’est pas réellement humain, et qu’il n’en a que l’apparence. En interprétant ainsi, souvent de bonne foi, certains passages du Nouveau Testament, ces courants suscitent des controverses doctrinales : ce sont les hérésies, qui, tout en témoignant d’une intense réflexion théologique, fragilisent l’unité de l’Église.
Un Christ médiateur entre Dieu et les hommes
Pour y répondre, cette dernière s’emploie donc à préciser progressivement qui est Jésus. Elle condamne rapidement l’adoptianisme et le docétisme. Aucune de ces positions ne fait du Christ un véritable médiateur entre Dieu et les hommes ; il ne pourrait donc plus assurer le salut de l’humanité.Pour garantir cet enjeu essentiel, il est à la fois « vrai homme et vrai Dieu », comme l’affirme vers la fin du IIe siècle Irénée de Lyon, un des Pères de l’Église.
Mais si l’on qualifie Jésus de « vrai Dieu », ne porte-t-on pas atteinte au monothéisme ? Alors que Constantin – le premier empereur chrétien – autorise le christianisme en 313, un courant de pensée, répandu, cherche à tout prix à préserver la préséance de Dieu le Père. Ces croyants, menés par un prêtre d’Alexandrie du nom d’Arius, introduisent une hiérarchie stricte : le Fils est inférieur car simplement « créé ». Il n’est pas éternel. « Ce faisant, les ariens, qui pensent être fidèles au Nouveau Testament, n’en retiennent que certains passages, laissant d’autres, pourtant essentiels, dans l’ombre », explique Michel Fédou.
Pour répondre à Arius et unifier la doctrine dans tout l’Empire, le concile de Nicée – le premier concile œcuménique de l’Église – est convoqué en 325 par l’empereur Constantin. Entre 250 et 300 évêques venus d’Orient et d’Occident engagent un véritable travail d’équilibriste pour préciser la nature du Christ. Leur critère de discernement ? « La question du salut », rappelle Jean-Louis Souletie.
Au bout de deux mois de discussions enfiévrées, le concile condamne l’arianisme et réaffirme la divinité pleine et entière de Jésus-Christ. Selon la formulation du Credo, il est engendré et non pas créé. Nicée marque alors un tournant, en utilisant un terme emprunté à la philosophie grecque : homoousios, le Christ est de « substance identique » au Père.
L’objectif est de préciser l’identité du Christ dans un langage compréhensible par les penseurs de l’époque, pour la plupart de culture grecque. Or ces derniers parlent de « substances » et de « degrés » dans l’être. « Les chrétiens reprennent donc ces langages, en les corrigeant à la lumière de leur foi. C’est un peu comme si les Pères de l’Église choisissaient de s’exprimer en anglais aujourd’hui : c’est une tentative d’acculturation avant la lettre », explique Michel Fédou.
Mais, déjà, plusieurs difficultés d’interprétation émergent. « On a un vrai problème de traduction », explique Jean-Louis Souletie. « Par exemple, un même concept peut se décliner en trois formes différentes en grec, alors qu’en latin il n’existe souvent qu’un seul terme pour le retranscrire : on perd donc en nuance. » L’énoncé de Nicée va désormais s’appliquer à l’Église entière, mais sa réception par les croyants sera difficile : l’arianisme perdurera en Occident jusqu’à Charlemagne, l’adoptianisme resurgira au IXᵉ siècle…
Une seule personne, deux natures
Après avoir officiellement établi la relation Père-Fils, l’Église s’attelle à réaffirmer que Jésus, « vrai Dieu » , est aussi « vrai homme », qui a souffert dans sa chair. Dans la première moitié du Vᵉ siècle, l’évêque de Constantinople Nestorius affirme que Dieu a habité en Jésus « comme dans un temple » : il était présent en lui, mais restait séparé de l’homme Jésus, comme deux réalités distinctes. Cyrille, évêque d’Alexandrie, reproche à Nestorius d’enseigner ainsi une simple « association » dans le Christ de ses deux natures, humaine et divine, sans union véritable.
Pour trancher la question, le concile d’Éphèse s’ouvre en 431 dans un contexte de fortes tensions. Sans attendre l’arrivée des évêques d’Orient, il condamne le nestorianisme et affirme que le Christ est bien une seule personne, dans laquelle les deux natures – humaine et divine – sont unies.
Mais cela ne suffit pas, car la définition d’Éphèse n’explique pas comment fonctionne cette union. Vingt ans plus tard, face au moine Eutychès, qui prône que l’humanité de Jésus serait absorbée par sa divinité, le concile de Chalcédoine, réuni dans l’actuelle Turquie, reprend le principe de Nicée. Il affirme que le Christ est une seule personne en deux natures, pleinement divine et pleinement humaine, sans confusion ni séparation entre elles. Jésus est Dieu devenu homme, et non pas un homme devenu Dieu.
Pierre angulaire du dialogue œcuménique
« Plus on avance dans ce travail de discernement, plus on utilise un langage métaphysique pour définir Jésus », analyse Jean-Louis Souletie. « Pour clarifier les hérésies, il fallait bien se donner des outils de langage », qui restent néanmoins ceux d’une certaine époque, note le théologien. Il est clair, par exemple, que la manière dont Chalcédoine comprenait la personne humaine n’est plus évidente aujourd’hui.
Proclamés dans le contexte culturel de leur temps, « ces concepts ont besoin d’une réinterprétation permanente, sans laquelle plus personne ne sait ce qu’ils veulent dire ». Que voulaient-ils signifier jadis ? Et aujourd’hui ? Peut-on relier ces deux définitions ? Tel est le travail des théologiens spécialisés en christologie qui se penchent sur la question. Par exemple, pour traduire au plus juste le grec homoousios, la version française du Credo adopte en 2021 l’expression « consubstantiel au Père » (« de même substance ») à la place de « de même nature ». On souligne ainsi que le Fils et le Père ne sont pas seulement similaires, mais qu’ils partagent pleinement la même réalité divine, en écartant à nouveau toute idée de subordination entre eux.
En ayant ces définitions conciliaires en tête, « il est important aujourd’hui de revenir aux Écritures », recommande Jean-Louis Souletie. « Sans elles, on court le risque de créer un Christ imaginaire », trop conceptuel, alors que « les hérésies combattues par les Pères de l’Église ne cessent d’être vivantes ».
Ce travail de discernement sur l’identité de Jésus, sans cesse à reprendre, est aujourd’hui une pierre angulaire du dialogue entre chrétiens. « La foi de Nicée est quelque chose que partagent les catholiques, les protestants, les anglicans… Cela ne résout pas leurs divergences, mais en faire mémoire aide à prendre conscience de tout ce que nous avons en commun », note Michel Fédou.
Pour chaque chrétien, chercher à comprendre qui est le Christ, reste une exploration sans fin : « Homme ou Dieu, homme et Dieu… On ne retient souvent que l’un des deux versants du paradoxe, alors que le mystère de la foi réside précisément dans ce même paradoxe », conclut Michel Fédou.
In La Croix 21 décembre 2025 Par Charlotte de Frémont
Publié le 21 décembre 2025
Comment Jésus est devenu le Christ

Qui est réellement Jésus ? Pendant des siècles, cette question a suscité des débats passionnés. Au travers d’hérésies persistantes et de conciles déterminants, un travail de discernement a progressivement précisé le discours de la foi chrétienne sur Jésus, intimement lié à la question du salut de l’humanité.
« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » La question de Jésus à ses disciples, rapportée par les Évangiles, traverse vingt siècles sans perdre de sa force. Et si l’on promenait aujourd’hui un micro sur le parvis d’une église, la réponse ne serait peut-être pas si évidente. Pourtant, elle est au cœur de la confession de foi chrétienne.
« C’est une œuvre de discernement », mûrie sur plusieurs siècles, explique le théologien Jean-Louis Souletie. « Fils de Dieu vivant », « Seigneur »… Dans le Nouveau Testament déjà, on attribue à Jésus plusieurs titres. « À la lumière de l’événement de Pâques, la première génération de chrétiens s’interroge progressivement, cherchant à relire l’histoire de celui qui a été envoyé pour leur salut, explique Michel Fédou, jésuite et professeur de patristique et de théologie dogmatique aux Facultés Loyola (Paris). Qui était-il avant sa mort ? Depuis quand est-il Dieu ? »
Au IIe et IIIe siècles, les Pères de l’Église s’efforcent à leur tour de préciser l’identité du Christ à partir des Écritures. Aux juifs, pour qui Jésus n’est pas le Messie, Justin répond qu’en lui se sont pourtant accomplies certaines prophéties de l’Ancien Testament. Aux païens, il est martelé que le Verbe, se faisant chair, est venu sauver l’humanité.
Conséquence de l’expansion du christianisme, les jeunes Églises se développent autour du bassin méditerranéen, chacune avec ses traditions orales. On constate alors des définitions de l’identité du Christ « extrêmement variées, que ce soit dans les diocèses latins ou orientaux », souligne Jean-Louis Souletie. À l’époque, le catéchisme et les dogmes n’existent pas, la foi chrétienne doit encore se structurer intellectuellement.
À Rome, à la fin du IIᵉ siècle, plusieurs chrétiens soutiennent par exemple que Jésus n’est qu’un homme que Dieu aurait adopté lors de son baptême : c’est la doctrine de l’adoptianisme. En Orient grec, certains – les docètes – affirment au contraire que le Christ n’est pas réellement humain, et qu’il n’en a que l’apparence. En interprétant ainsi, souvent de bonne foi, certains passages du Nouveau Testament, ces courants suscitent des controverses doctrinales : ce sont les hérésies, qui, tout en témoignant d’une intense réflexion théologique, fragilisent l’unité de l’Église.
Un Christ médiateur entre Dieu et les hommes
Pour y répondre, cette dernière s’emploie donc à préciser progressivement qui est Jésus. Elle condamne rapidement l’adoptianisme et le docétisme. Aucune de ces positions ne fait du Christ un véritable médiateur entre Dieu et les hommes ; il ne pourrait donc plus assurer le salut de l’humanité.Pour garantir cet enjeu essentiel, il est à la fois « vrai homme et vrai Dieu », comme l’affirme vers la fin du IIe siècle Irénée de Lyon, un des Pères de l’Église.
Mais si l’on qualifie Jésus de « vrai Dieu », ne porte-t-on pas atteinte au monothéisme ? Alors que Constantin – le premier empereur chrétien – autorise le christianisme en 313, un courant de pensée, répandu, cherche à tout prix à préserver la préséance de Dieu le Père. Ces croyants, menés par un prêtre d’Alexandrie du nom d’Arius, introduisent une hiérarchie stricte : le Fils est inférieur car simplement « créé ». Il n’est pas éternel. « Ce faisant, les ariens, qui pensent être fidèles au Nouveau Testament, n’en retiennent que certains passages, laissant d’autres, pourtant essentiels, dans l’ombre », explique Michel Fédou.
Pour répondre à Arius et unifier la doctrine dans tout l’Empire, le concile de Nicée – le premier concile œcuménique de l’Église – est convoqué en 325 par l’empereur Constantin. Entre 250 et 300 évêques venus d’Orient et d’Occident engagent un véritable travail d’équilibriste pour préciser la nature du Christ. Leur critère de discernement ? « La question du salut », rappelle Jean-Louis Souletie.
Au bout de deux mois de discussions enfiévrées, le concile condamne l’arianisme et réaffirme la divinité pleine et entière de Jésus-Christ. Selon la formulation du Credo, il est engendré et non pas créé. Nicée marque alors un tournant, en utilisant un terme emprunté à la philosophie grecque : homoousios, le Christ est de « substance identique » au Père.
L’objectif est de préciser l’identité du Christ dans un langage compréhensible par les penseurs de l’époque, pour la plupart de culture grecque. Or ces derniers parlent de « substances » et de « degrés » dans l’être. « Les chrétiens reprennent donc ces langages, en les corrigeant à la lumière de leur foi. C’est un peu comme si les Pères de l’Église choisissaient de s’exprimer en anglais aujourd’hui : c’est une tentative d’acculturation avant la lettre », explique Michel Fédou.
Mais, déjà, plusieurs difficultés d’interprétation émergent. « On a un vrai problème de traduction », explique Jean-Louis Souletie. « Par exemple, un même concept peut se décliner en trois formes différentes en grec, alors qu’en latin il n’existe souvent qu’un seul terme pour le retranscrire : on perd donc en nuance. » L’énoncé de Nicée va désormais s’appliquer à l’Église entière, mais sa réception par les croyants sera difficile : l’arianisme perdurera en Occident jusqu’à Charlemagne, l’adoptianisme resurgira au IXᵉ siècle…
Une seule personne, deux natures
Après avoir officiellement établi la relation Père-Fils, l’Église s’attelle à réaffirmer que Jésus, « vrai Dieu » , est aussi « vrai homme », qui a souffert dans sa chair. Dans la première moitié du Vᵉ siècle, l’évêque de Constantinople Nestorius affirme que Dieu a habité en Jésus « comme dans un temple » : il était présent en lui, mais restait séparé de l’homme Jésus, comme deux réalités distinctes. Cyrille, évêque d’Alexandrie, reproche à Nestorius d’enseigner ainsi une simple « association » dans le Christ de ses deux natures, humaine et divine, sans union véritable.
Pour trancher la question, le concile d’Éphèse s’ouvre en 431 dans un contexte de fortes tensions. Sans attendre l’arrivée des évêques d’Orient, il condamne le nestorianisme et affirme que le Christ est bien une seule personne, dans laquelle les deux natures – humaine et divine – sont unies.
Mais cela ne suffit pas, car la définition d’Éphèse n’explique pas comment fonctionne cette union. Vingt ans plus tard, face au moine Eutychès, qui prône que l’humanité de Jésus serait absorbée par sa divinité, le concile de Chalcédoine, réuni dans l’actuelle Turquie, reprend le principe de Nicée. Il affirme que le Christ est une seule personne en deux natures, pleinement divine et pleinement humaine, sans confusion ni séparation entre elles. Jésus est Dieu devenu homme, et non pas un homme devenu Dieu.
Pierre angulaire du dialogue œcuménique
« Plus on avance dans ce travail de discernement, plus on utilise un langage métaphysique pour définir Jésus », analyse Jean-Louis Souletie. « Pour clarifier les hérésies, il fallait bien se donner des outils de langage », qui restent néanmoins ceux d’une certaine époque, note le théologien. Il est clair, par exemple, que la manière dont Chalcédoine comprenait la personne humaine n’est plus évidente aujourd’hui.
Proclamés dans le contexte culturel de leur temps, « ces concepts ont besoin d’une réinterprétation permanente, sans laquelle plus personne ne sait ce qu’ils veulent dire ». Que voulaient-ils signifier jadis ? Et aujourd’hui ? Peut-on relier ces deux définitions ? Tel est le travail des théologiens spécialisés en christologie qui se penchent sur la question. Par exemple, pour traduire au plus juste le grec homoousios, la version française du Credo adopte en 2021 l’expression « consubstantiel au Père » (« de même substance ») à la place de « de même nature ». On souligne ainsi que le Fils et le Père ne sont pas seulement similaires, mais qu’ils partagent pleinement la même réalité divine, en écartant à nouveau toute idée de subordination entre eux.
En ayant ces définitions conciliaires en tête, « il est important aujourd’hui de revenir aux Écritures », recommande Jean-Louis Souletie. « Sans elles, on court le risque de créer un Christ imaginaire », trop conceptuel, alors que « les hérésies combattues par les Pères de l’Église ne cessent d’être vivantes ».
Ce travail de discernement sur l’identité de Jésus, sans cesse à reprendre, est aujourd’hui une pierre angulaire du dialogue entre chrétiens. « La foi de Nicée est quelque chose que partagent les catholiques, les protestants, les anglicans… Cela ne résout pas leurs divergences, mais en faire mémoire aide à prendre conscience de tout ce que nous avons en commun », note Michel Fédou.
Pour chaque chrétien, chercher à comprendre qui est le Christ, reste une exploration sans fin : « Homme ou Dieu, homme et Dieu… On ne retient souvent que l’un des deux versants du paradoxe, alors que le mystère de la foi réside précisément dans ce même paradoxe », conclut Michel Fédou.
In La Croix 21 décembre 2025 Par Charlotte de Frémont
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Publié le 21 décembre 2025